CENT CINQUANTE A L’HEURE…

Maman reste à la maison pour s’occuper de nous.
Notre père, lui, il transporte des poulets congelés dans son trente-huit tonnes jusqu’au fin fond de l’Allemagne, à Bremerhaven, d’où les poulets embarquent ensuite sur un bateau en direction de la Finlande, le pays qui se trouve juste en face et où l’on bouffe énormément de poulet.
Et ensuite pour pas rentrer à vide, un petit crochet au retour par l’Italie pour charger des beaux gigots d’agneaux. Et la boucle est ainsi bouclée…
Maman reste à la maison mais quand tout se passe bien le père fait ses deux voyages par semaine.
C’est à dire quand on ne l’enquiquine pas de trop à la douane allemande avec les papiers du chargement. Ce qui arrive assez souvent malgré tout car les Allemands il parait qu’ils ne rigolent pas avec ça. Et avec tout le reste non plus. Alors qu’avec les douaniers ritals c’est toujours beaucoup plus facile ; suffirait juste de leur glisser un petit bakchich pour qu’ils ferment les yeux.
Le samedi est le jour de la semaine où notre père rentre de sa tournée internationale. Et ce n’est pas un jour comme les autres chez nous…
C’est le jour de la torgnole pour tout le monde.
Sauf pour la petite Françoise bien sur qu’est encore trop petite pour en profiter. Pour le moment elle regarde les évènements de loin sur sa chaise haute. En chialant un peu quand même.
Mais tous les deux avec mon frangin Bernard on y passe à chaque fois, pour nous c’est recta et bien réglé comme sur du papier à musique…
Et pour Maman aussi. Comme elle ne peut s’empêcher de lui dire qu’il frappe beaucoup trop fort, et que cela ne lui plait pas au père, finalement elle dérouille aussi du coup. Mais après ça c’est plus calme à la maison. Et l’on respire beaucoup mieux une fois que c’est fini.
Et puis le lendemain, le dimanche, comme si de rien n’était, notre père, il nous fait des patates frites parce que c’est une vieille coutûme dans la région du nord de la France où il a passé toute sa jeunesse.
C’est vrai que pour accompagner le poulet y’a vraiment pas mieux que de bonnes patates frites bien dorées. Mais avec le gigot d’agneau c’est très bon aussi.
Ensuite l’après-midi du dimanche, il la passe à préparer son bahut avec beaucoup de soin. Quelques fois il nous fait monter là-haut, dans la cabine, avec mon frangin Bernard, pour qu’on y voit bien par nous-même comment que c’est drôlement confortable là-dedans, et puis que tu domines tout aussi, et puis que sur le pare-brise il a collé un vach’te d’auto-collant géant : « les routiers sont sympas »… Ouais j’vous le jure, sympa que c’est écrit dessus en grosses lettres toutes rouges !
C’est juste après le repas du dimanche soir qu’il reprend la route pour l’Allemagne, notre père, parce que le ruban est plus long que large comme il dit tout le temps.
Et alors que je devrai surement pas le penser, au fond de moi ça me fait comme un soulagement de le voir partir.
Maman elle dit que ce n’est pas une vie. Qu’elle ne tiendra pas le coup longtemps comme ça et puis qu’on avait intérêt à bien se tenir à carreau sinon elle raconterait tout à notre père le samedi suivant quand il reviendrait. Mais nous avec mon frêre on s’en fiche pas mal parce que l’on sait très bien que quoi que l’on fasse n’importe comment ; on n’y coupera pas à la torgnole…
On habite en pleine campagne. Autour de nous il n’y a rien que des champs à perte de vue. Des champs et puis quand même les hangars de monsieur Gastinel. C’est lui qu’est notre proprio et également le patron du père. Et c’est là, dans ces hangars très moches, que sont tous les poulets. Des milliers de poulets qui attendent leur tour pour partir en Finlande.
Moi aussi j’aimerai bien voyager loin d’ici. Peut-être pas en Finlande pour commencer mais plutôt en Amazonie où ça me plairait tellement d’y aller voir.
D’y aller voir par exemple ces fameux Yanomamis qu’on nous raconte qu’ils vivraient à poil toute l’année.
Notre père a déclaré une fois qu’il nous emménerait avec lui un jour, Bernard et moi, et que l’on dormiraient derrière dans la couchette du bahut pendant qu’il conduirait toute la nuit, et sans jamais s’arrêter, même pas pour pisser, qu’avec ses cachets de Maxiton il pouvait le tenir longtemps le manche, mais maman lui a dit qu’il ferait bien mieux de trouver un autre boulot qui payerait plus, et avec lequel il serait à la maison plus souvent, plutôt que de nous foutre des idées comme celles-là dans la tête.
Autour de notre maison il n’y a rien donc. Enfin rien sauf les hangars moches de monsieur Gastinel, et le grand circuit automobile dont je ne vous ai pas encore parlé jusqu’à présent.
Pourtant c’est là que nous passons toutes nos journées libres avec les copains. On se faufile par dessous le grillage pour y entrer en douce. Après on se couche tous dans l’herbe, les uns bien serrés à coté des autres, à regarder toutes les bagnoles de course qui nous frôlent, parfois à moins d’un mètre, que quand on rentre le soir à la maison on a tous les oreilles qui bourdonnent encore terriblement. Des fois cela dure même toute la nuit ce bourdonnement qu’on se ramène avec nous dans les tympans. Norbert, qui est mon meilleur pote dans notre bande, et qui a eu ses douze ans comme moi, mais lui c’était en avril son anniversaire, dit qu’on risque tous notre peau à faire ça et puis qu’un jour on se fera surement choper et qu’alors on passera un mauvais quart d’heure ça c’est sur comme deux et deux font quatre.
Mais on y retourne quand même parce que c’est plus fort que nous.
Et puis Norbert c’est un pétochard de première, si on l’écoutait on resterait tous là à rien faire d’intéressant de nos journées.
A force je les connais toutes les marques des bagnoles de course, même s’il faut avoir un oeil bien exercé pour les reconnaitre à la vitesse où elles nous passent devant la bobine. Mes préférées à moi ce sont les Porsche…Norbert lui il dit que les Ferrari sont les plus belles et les plus rapides aussi, et que les Porsche ne valent pas un pet d’lapin. On s’est même déjà foutu un peu sur la gueule à cause de ce désaccord d’ordre mécanique.
Une fois que j’étais allé avec Norbert justement sur le circuit, et que l’on s’étaient bien planqués comme d’habitude tous les deux à plat ventre dans les herbes du talus, y’en a une de bagnole de course qu’est tombée en panne juste devant nous…
Le pilote est descendu de son bolide et a enlevé son casque. Il était à peine à trois ou quatre mètres de nous, mais il ne nous avait pas encore vu à cause qu’on n’avaient pas moufté d’un poil avec mon Norbert. J’ai tout de suite vu que c’était une Porsche la caisse. J’étais aux anges vous pensez bien, même si j’avais une sacrée frousse tout de même…
Le pilote quand il s’est retourné vers nous, moi j’l’ai reconnu de suite. Et que même j’en croyais pas mes yeux de voir ça…
Chez Norbert, ils n’ont pas la télévision alors forcément il ne pouvait pas le reconnaitre ce type là…
Ses parents à Norbert c’est des Espingouins, des qui ont fuit le régime de Franco parce qu’ils n’avaient pas les mêmes idées que tous les autres là-bas dans leur pays. Son père à Norbert, que Norbert il appelle toujours papa, quand y cause en français on comprend absolument rien à ce qu’il raconte, et c’est lui qui s’occupe des poulets à monsieur Gastinel. Il peut en zigouiller jusqu’à cent cinquante à l’heure. J’ai calculé que ça en faisait plus de deux à la minute tout de même…
Nous, notre téloche, c’est le frère à maman qui nous l’a donné. Tonton Amédé qu’il s’appelle. Il vit à Paris et il est plein aux as. Des postes de télévision y paraitrait qu’il en a déjà quatre chez lui, alors celui-là il nous la refilé parce que l’image elle saute tout le temps et que ça lui coûterait bien trop cher pour la faire réparer. Notre père y dit que c’est un gros con de richard le tonton Amédé mais sa télé il la regarde quand même.
R’garde Norbert… t’as vu qui c’est… ?! C’est Josh Randall !
Moi, les épisodes d’ « Au nom de la loi » je n’en rate jamais un quand ils passent à la télé, mais là pour le coup je n’avais pas vraiment le temps de lui expliquer tous les détails du feuilleton à Norbert… Josh Randall nous avait vu…
Hey…! K’est-ce que you faire ici boys ?!
C’était curieux mais il n’avait pas du tout la même voix qu’à la téloche et surtout il parlait beaucoup moins bien le français, Josh Randall. Un peu comme le papa à Norbert mais en nettement mieux tout de même.
Normalement on aurait du se barrer en vitesse avec Norbert mais on était comme tétanisés sur place tous les deux. Il s’est avançé vers nous et a fait un geste de la main pour qu’on se lève de là.
…Dangerousse…Very dangerousse boys…! You pas rester ici…!
On s’est relevé mais on tenait à peine debout tellement on avait les guiboles qui flageolaient avec Norbert.
Vous êtes Josh Randall monsieur…?! Hein… Je vous ai reconnu tout de suite vous savez… Vous êtes bien le Josh Randall de la télévision…!
Josh a souri. Et il est vraiment magnifique lorsqu’il te sourit comme ça à pleines dents Josh…
Yes…Josh Randall ! You connaitre Josh Randall frenchie boy ?!
Il a fait semblant de nous tirer dessus avec une carabine rien que pour nous prouver que c’était bien lui en chair et en os, mais il n’y avait plus du tout besoin de ça, car même mon Norbert, qui ne l’avait pourtant jamais vu de sa vie, savait maintenant que c’était lui…
Le camion de dépannage lorsqu’il est arrivé cinq minutes plus tard, et qu’il a embarqué la Porsche à Josh, il nous a embarqué aussi.
C’est Josh qui a insisté pour que l’on vienne avec lui et on a bu une bouteille de Coca-cola tous ensemble à l’arrière du camion. Et encore une autre bien plus fraîche une fois arrivés au stand. Josh il ne nous lâchait plus d’une semelle maintenant, et il nous a offert la visite des lieux tout comme si on était devenus des personnes very importantes pour lui. Il tournait un grand film de cinéma qu’il nous a raconté dans sa langue américaine… Un très grand film de cinéma qu’il a dit.
…Et voilà qu’avec tout ça, le sourire de Josh, et les Coca-cola, et tout le reste aussi, mon Norbert il n’avait plus peur du tout, et même que je crois bien qu’il commencait à les aimer un peu mes Porsche mon Norbert…Et moi…Oui, même que moi avec tout ça, les cocas, et puis tout le reste aussi, j’en oubliai presque que demain on était déjà samedi…

8 Replies to “CENT CINQUANTE A L’HEURE…”

  1. Bien sûr que j’ai lu cet article… qui me touche, vas savoir pourquoi!
    Je vais répondre… quand j’aurai terminé de me renseigner sur Josh Randall dont je n’avais jamais entendu parler (et ça t’étonnes) c’est authentique. En revanche la Porsche Gulf 917 et le bonhomme de la photo déguisé en pilote, je suis intarissable sur le sujet. Je ne pourrai pas tout dire sur le personnage que j’ai fréquenté pendant 6 mois alors que j’étais engagé par la production du film Le Mans comme adjoint à D.B. Tubbs chef du service de presse. On m’avait confié les reportages pour la presse automobile spécialisée, car les producteurs aiment qu’on parle de leurs films longtemps avant leur sortie. Et ils payaient bien, je l’affirme!

    Pourquoi ne dirais-je pas tout? Parce que j’ai dans mes tiroirs quelques articles sur le tournage de ce film.
    Donc merci de patienter un peu avant ma prochaine intervention.
    Amicalement à toi.

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  2. Je suis très heureux que cela t’ai plu…même si tes lacunes semblent encore plus importantes que je ne le pensais…! Quoi…Tu ne connais pas Josh Randall…?!!! Enfin tu connais Steve McQueen…et c’est bien mieux !!!
    Il faut absolument que tu nous racontes tout…et à ce propos toujours pas d’éditeur intéressé par tes mémoires ?

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  3. Si, si… mais pour l’heure, seulement UN éditeur. Je m’explique: je suis fidèle (en affaires au moins ce que te confirmeront quelques ex partenaires libidineuses!) J’ai fait confiance à UN éditeur qui travaille sur NOTRE projet: recherche de réseaux pour la diffusion, recherche de financement (le gros mot!). On voit bien que faire de l’édition: Tout le monde sait… mais diffuser c’est autre chose. Tiens! Si je demandais à Monsieur Bernard Werber? Bon! Si rien ne se passe d’ici fin janvier (je ne suis pas pressé) je me remettrai en route pour trouver la perle rare pour l’édition de mon manuscrit.

    Pour l’histoire de ma participation au film Le Mans (Pas la nouveauté à la mode ‘Le Mans 66’, que je n’ai bien sûr pas vu et que, si j’en crois certains amis ferraristes européens, je n’ai pas envie de voir: Trop ‘fordiste’, disent-ils, trop américain. Bref j’en resterai au ‘vrai’ film sur les 24 Heures, celui avec Steve McQueen, de 1971 sauf erreur.
    Vu ton intérêt (et peut-être aussi celui d’autres ‘bloguistes’) je vais avancer la rédaction du premier volet de mes activités au sein de la mafia cinématographique. Pourquoi cette affirmation? Pour la simple raison qu’à Monaco, Monza et autres hauts lieux de la course automobile, j’ai aussi assisté à pas mal de prises de vues du film Grand Prix de 1966, de John Frankenheimer, avec James Garner, Yves Montant, Toshiro Mifune et la géniale Eva Maria Saint… J’oublie à dessein cette nullité de Françoise Hardy dont l’une de ses seules apparitions dans le scénario a fait dire à un partenaire, regardant ses grosses inutiles lunettes qu’elle portait dans les cheveux: T’as l’air con. Je confirme!

    Allez! Je vous laisse. Je commence par le plus important: départ pour la mer dans 2 jours et au retour, peut-être, remise au clavier. Pfffffffffffff!

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  4. J’ai conscience que mes commentaires sont rarement constructifs. Mais j’écris quand même quelque chose parce qu’à chaque fois je suis transportée par tes textes. Et que c’est ce qui fait la différence, entre ce qui est bon et ce qui se laisse lire…
    Merci!

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