Jean-Michel.

Fuiiiit… ! Plus rien ! Parti ! Envolé… ! Le génie d’Ernest Salgrenn s’est barré comme un voleur !

Je m’en suis aperçu hier matin. Planté, là, devant mon Underwood, comme un con. En plein milieu d’un chapitre. Le blanc. Le silence. Tétanie des doigts, le cerveau en berne, abrutissement complet du bonhomme. Fin de règne, Ernest Salgrenn est mort, Jean-Michel Cornillot-Ballu reprend la main…

« Chéri, si au lieu de tourner en rond comme ça, tu descendais plutôt les poubelles… ?!

— Hein… quoi… les poubelles… ?

— Ouais, les poubelles ! Et à propos, comme je vois que tu ne te sers plus du tout de ta machine à écrire, pourquoi n’essayerais-tu pas de la fourguer sur « Le Bon Coin »… ?!

Ma femme est une chieuse. Une chieuse de première. Hors-catégorie ma bobonne, niveau casse-burnes. Bien sûr, comme toutes les femmes elle a ce don de vous exaspérer souvent, surtout quand ce n’est pas le moment, mais chez elle, c’est devenu un art de vivre, un leitmotiv, une passion, un hobby, un violon d’Ingres, une ritournelle sans fin, un ruban de Möbius…

Elle a déjà compris, la garce. Elle a compris que c’était mort, cette fois. Mort, mort, et re-mort… ! Mon petit génie dans la bouteille d’encre ne reviendra plus. Pas la peine de frotter comme ça, c’est foutu… ! Je la hais… et je vous hais tous… tous autant que vous êtes !

Je sors donc les poubelles à Madame. Frisquet dehors. J’aurai du mettre une petite laine. Tiens, me font chier, eux-aussi, avec leur histoire de tri sélectif. Je fourre tout dans le même bac. Rien à foutre des gestes pour sauver la Planète. S’il y a bien une seule chose à sauver maintenant, c’est moi, Ernest Salgrenn… moi, et moi seul… !

Un clodo traîne par là. Sur des cartons. Je m’approche, et sors mon paquet de clopes avant qu’il ne demande.

« Une tige, mon vieux ?

— Non, merci, fume pas… ! T’aurais pas plutôt un bonbon ?!

J’ai toujours une boite de cachou Lajaunie dans une poche. Ça tombe bien. Le type est jeune sous sa crasse. Je ne sais pas pourquoi mais il me fait penser à Beigbeder, ce gars. Ça fait un sacré bail que je ne l’ai plus vu Beigbeder. Pourtant on se voyait souvent il y a quelques années de cela, puis, un jour, va savoir pourquoi, il a disparu de ma vie, et des radars. Peut-être était-il jaloux de mon trop plein de succès. Je crois qu’il a toujours été jaloux, ce Beigbeder. C’est pas bien d’être jaloux comme ça. Pas bien, non.

On engage la conversation avec Beigbeder « la Cloche ». J’ai le temps aprés tout, plus rien ne presse vraiment maintenant.

— Vous avez perdu votre boulot, hein, c’est dur, j’imagine… ?!

— Oui, m’sieu ! Tout perdu ! La rue, me reste plus que ça, la rue… !

Il a du mal à croquer mon cachou. Plus de dents, non plus. Et un Beigbeder sans quenottes, c’est plutôt moche !

— Vous faisiez quoi avant… avant comme boulot… ?

— Écrivain… !

Mon sang n’a fait qu’un tour. Expression qui ne veut pas dire grand-chose, je sais, mais c’est tout de même une image qui parle. Bref, mon cœur s’emballe, je blêmis, j’ai les guiboles qui flanchent, je sue… j’suis pas bien du tout, quoi…

— Écrivain… ?! Comment ça… un véritable écrivain… ?!

— Ouais, tout ce qu’il y a de plus vrai, mon pote ! Tiens, regarde…

Il fouille dans un sac en plastique et en sors un bouquin qu’il me tend…

— « 99 francs » que ça s’appelle… !

J’ai du m’asseoir. Et j’ai mis dix minutes avant de pouvoir articuler un mot. Merde ! Ce type ne ressemble pas à Beigbeder… c’est Beigbeder ! Il m’a raconté l’histoire ensuite. Un virus. Tout ça à cause d’une saloperie de virus à ce qu’il paraît. Et j’étais même pas au courant… Le virus qui détruit le talent. Chiotte ! Lui, Beigbeder, il aurait été contaminé par Houellebecq. Un porteur sain. Re-chiotte, Houellebecq, je l’ai vu la semaine dernière…on a bu des séries de canons ensemble aux deux Magots…

— Cherche pas, Salgrenn, à tous les coups c’est lui qui t’as contaminé… !

— Y’a pas de vaccin ? Ou je ne sais pas, moi, un traitement qu’on prendrait tout de suite, dès que les premiers symptômes apparaissent… ?!

— Non, que dalle, mon vieux… ! Plus rien à faire quand tu l’as chopé, c’est cuit !

Je chiale. J’ai enfin compris ce qui m’arrive, alors je chiale. La boite de cachou y passe. Puis, au bout d’un moment, je me reprends un peu :

— Mais… je pourrais peut-être continuer à écrire pour les éditions Harlequin, non ?!

— Même pas… ! J’y avais bien pensé, moi aussi, mais même eux ne nous veulent plus ! Tu verras, il suffit de quelques semaines à peine pour que tu ne saches plus écrire correctement ton nom ou bien seulement ton prénom… plus rien ne sort… le vide complet… de vraies loques, qu’on devient… ! Et la liste est déjà longue… Le Clézio, Mondiano, Tesson, Lemaire, Ruffin…

— Christine Angot… ?

— Non, malheureusement cela ne touche que les gens talentueux !

— Merde ! C’est pas juste !

— Ouais, sûr que c’est pas juste ! Faut te faire une raison, tu finiras comme moi, mon vieux… Le trottoir et la manche… !

— Bon… ta gueule, Beigbeder ! Ça suffit maintenant ! Je ne vais pas me laisser faire, moi ! Je suis Ernest Salgrenn tout de même ! Ernest Salgrenn, nom de Dieu ! Tu entends Beig… ER-NEST SAL-GRENN… !

Je file. Je remonte chez moi à fond la caisse. Je sonne, j’ai oublié de prendre mes clés comme une truffe.

— C’est qui ?

— C’est moi chérie, Ernest… vite, ouvre cette porte !

— Qui ça… ? Ernest ? Connais pas d’Ernest… !

— M’enfin, chérie, c’est moi que j’te dis… Ernest Salgrenn… ton petit mari !

Silence derrière la porte. Qu’est-ce qui lui prend à cette conne ? Je tambourine…

— Quoi ?

— Allez, ouvre… ouvre, je t’en prie… c’est moi… moi… Jean-Michel…

13 Replies to “Jean-Michel.”

    1. Ben, non, justement, relis bien… ! Ceci dit, je n’ai rien contre elle, perso. Je n’ai jamais rien lu d’elle. C’est peut-être bien après tout* ?! Fais gaffe en tout cas si tu croises Houellebecq… je crois qu’il a une maison de vacances vers chez toi …

      * Après tout ce que j’ai pu lire dans les critiques !

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  1. Second degré ? Mince… c’est comme en judo alors… jamais pu dépasser la ceinture jaune !
    Donne-moi ton adresse exacte, ton numéro de téléphone et numéro de carte bleue aussi (et les trois chiffres au dos bien entendu), je te confirmerai ensuite pour Houellebecq…

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  2. Non ! Rassure-toi, ton talent est encore présent mais tu as cru être contaminé. Si tu veux être rassuré, fonce pendre un autre canon avec Houellebecq et glisse discrèto de la mort aux rats dans son verre. Le porteur du virus disparu, tu ne risqueras plus rien.
    Pour ce qui est de ta bobonne, fais tout de même gaffe à ce que tu écris : si un jour elle tombe sur cet écrit, elle serait foutue de laisser un message viral sur « Me too » ou « Balance ton porc » et d’alerter les néo féministes qui ne savent pas inventer pour emmerder les bonhommes qu’elles haïssent !
    Ton épouse est tout de même une sacrée vicieuse : savoir que tu es au fond du trou pour en profiter de te suggérer de vendre ta chère Underwood sur le Bon coin ! Elle n’a vraiment aucun scrupule ni aucune ite. Je compatis Ernest.
    Tu nous annonces que la hais et que tu nous hais ? Qu’importe ! Je comprends et te pardonne ce mouvement d’humeur dû à ce que te fait endurer ta tortionnaire qui pratique le harcèlement moral.
    Et si pour te venger, tu enregistrais discrètement ces propos qui te turlupinent et te mettent les nerfs à vif ? Cela te permettrait d’aller porter plainte contre elle pour harcèlement, preuve à l’appui. Ça lui ferait les pieds et la calmerait certainement.
    Allez, bon courage Ernest et ne te laisse pas impressionner par bobonne ou menace la de la mettre dans un des sacs poubelles et de la descendre sur le trottoir le jour de l’enlèvement des ordures.

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