(Inspiré de faits réels…)
St Julien d’Emphasy. 9h30 du matin, Mardi 3 Juillet. Jour de marché.
« Saloperie de distributeur ! »
Comme tous les Mardi, je veux retirer mes 100 balles dans le nourin automatique du Crédit National de la Gascogne, place Georges Pérec, mais voilà que ce matin, la bécane à biftons vient de m’avaler tout cru ma carte bleue… !
« Carte non valide ! Prière de vous adresser à votre Agence. »
J’entre.
« Bonjour, monsieur, que puis-je faire pour vous ? »
— Bonjour, Madame… Et j’explique l’histoire.
— Bougez pas, on va vérifier ça tout de suite…
Et j’attends. La dame revient au bout d’un moment avec un type en costume sombre, clampin qui doit être le directeur de l’agence, cela ne fait pas de doute, vu sa tronche de premier de la classe.
— Monsieur… ?
— Gianni Belafonte, lui-même !
— Vous en êtes sûr… ?
— Un peu mon neveu, que j’en suis sûr ! Alors ? Ma carte bleue, vous allez me la rendre, ou pas, c’est que j’ai encore mon marché à faire, moi ?!
— Non… !
— Comment ça, NON ? C’est quoi le problème avec ma carte ?
— Votre compte a été clôturé la semaine dernière…
— Comment ça, CLO-TU-RÉ ?
— Oui, clôturé… c’est la loi après un décès…
— Un décès ? Mais, quel décès ?
— Le vôtre, monsieur Belafonte… le vôtre… !
— Vous vous foutez de moi, là ? Bon sang, vous voyez bien que je ne suis pas mort, c’est moi, là, devant vous… tenez, regardez ma carte d’identité… alors ? Vous voyez bien que c’est moi et que je suis donc toujours vivant !
— Désolé… mais cela ne prouve rien ! Nous avons reçu un avis officiel de l’administration, la semaine dernière… si vous n’êtes pas décédé… il faut voir ça avec eux !
— L’administration ? Mais, quelle administration ?
— L’administration centrale…
— Bon… je veux parler à mademoiselle Lonbini, ma conseillère… elle me connait, elle, alors je suis certain qu’elle pourra vous le confirmer que c’est bien moi !
— Désolé… mademoiselle Lonbini ne travaille plus dans notre agence, elle a été mutée à Paris, au siège central…
— Mutée ? Voilà bien ma veine, tiens ! OK… pour ma carte bleue, ce n’est pas grave, vous pouvez la garder si cela vous chante… mais je vais retirer tout mon pognon… oui, c’est ça… donnez-moi tout mon fric jusqu’au dernier centime… et tout ce qu’il y a sur le livret A aussi, pendant qu’on y est !
— Je crois que vous n’avez pas bien compris, monsieur Belafonte… je viens de vous dire que pour nous, vous n’existez plus… ! d’ailleurs, inutile d’insister, votre solde a déjà été transférer sur la caisse des dépôts et consignations, et c’est maintenant votre notaire qui doit s’occuper de votre succession… Voyez plutôt avec lui…
— Mon notaire ? Mais, bougre d’âne, je ne sais même pas qui est mon notaire !
— Maître Gras… 3 rue des pieds paquets… mais ne dites surtout pas que c’est moi qui vous l’ai dit, je pourrai avoir de gros ennuis en trahissant ainsi le secret bancaire…
Je sors de la boutique. Pas la peine de perdre mon temps, j’ai bien compris qu’ils sont butés. Direct chez ce notaire, comme c’est à seulement deux pas d’ici, autant régler cette stupide affaire le plus rapidement possible…
— Monsieur Belafonte, je voudrais voir Maître Gras, c’est très urgent !
— Vous avez un rendez-vous ?
— Non ! Mais c’est une histoire de vie ou de mort… et surtout de mort d’ailleurs… ! Dites-lui qu’un certain monsieur Belafonte Gianni est là, bien vivant, en chair et en os, et vous verrez… je suis sûr qu’il acceptera de me recevoir… !
— Très bien… patientez, je vais voir…
Et j’attends. Avec mon cabas, toujours vide… Dix minutes plus tard, la secrétaire revient.
— Suivez-moi, maître Gras va vous recevoir…
Je suis.
— Entrez donc, cher ami… alors comme cela, vous ne seriez pas mort ?
Gras est gras. Très gras. Et très antipathique aussi.
— Oui, toujours bien vivant ! Et en pleine forme ! je tourne sur moi-même, qu’il se rende bien compte du bestiau.
— Bon… cette affaire est claire comme de l’eau de roche… encore une de ces grossières erreurs de l’administration centrale… ! Alors, asseyez-vous et voyons donc un peu ensemble ce que nous pouvons faire maintenant pour vous sortir de là… !
— Et surtout d’abord… qu’on me rende mon pognon !
— Oui… bien sûr, bien sûr, mais avant cela, il faut rétablir votre existence au yeux de l’administration centrale… et ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air en premier lieu, vous pouvez me croire, par expérience en la matière… !
— Mais…
— Avez-vous déjà un avocat ? Il vous faut absolument un avocat, monsieur Belafonte… !
— Un avocat ? Mais pour quoi faire un avocat ?
— Pour vous défendre devant le tribunal administratif, évidemment ! Allons donc, vous n’espérez tout de même pas que la chose va se régler aussi simplement ? Peut-être même devrez-vous aller vous battre ensuite devant la Cour Européenne des droits de l’homme… ce n’est pas impossible, je les connais, ils ne lâcheront pas l’affaire aussi facilement, l’administration française a toujours eu beaucoup de difficultés à reconnaitre ses erreurs… ! Ils feront durer les choses, c’est une évidence… !
— Mais… et avec un certificat médical… ?! Un docteur… oui, mon docteur, il pourra leur dire tout de même, que je suis vivant ?! Ça fait bien partie de son boulot, non, que de constater si les gens sont vraiment morts ou pas ?
— Vous avez raison… votre juge désignera certainement un expert, peut-être même plusieurs, afin de déterminer avec certitude l’état réel dans lequel vous vous trouvez…
— Un expert ? Et qui le payera… ?
— Mais vous, monsieur Belafonte ! Quelle question ! Qui voulez-vous d’autre paye les experts, sinon les plaignants ?! Il rit de bon cœur, le gras-double. J’ai très envie de me le faire…
— Cela risque d’être compliqué… maintenant que je n’ai plus un rond !
— Peut-être pourrez-vous emprunter un peu d’argent à vos héritiers… ? Cela se fait parfois…
— Mes héritiers ?
— Oui, dès l’instant où votre succession sera entérinée, cela devrait prendre six à huit mois tout au plus… et pour vous être agréable, je pourrais faire accélérer les choses… il me suffira d’en toucher deux mots au Greffe… vous avez de la chance, j’ai une connaissance, là-bas… !
— Six mois… six mois… merde, c’est quand même vachement long six mois… !
— Oui, certes, mais, en attendant, avez-vous trouvé quelqu’un pour vous héberger pendant ce temps-là ? À ce propos, si vous pouviez me rendre les clés de votre appartement, cela nous ferait gagner du temps sur la procédure en cours… !
Je me suis sauvé… en cour…rant ! Procédure, procès en première instance, demande gracieuse, ministère public, tribunal d’instance, recours superfétatoire, frais de justice, révision de jugement, sursis moratoire, cour de cassation, autorité de la chose jugée, citation à paraître, notification, contentieux, constatation, débouter, rejeter, interjecter, délibérer, renvoi, code de procédure pénale… article 6… articles 117… 121… ?
Trois mois plus tard.
Je sonne. J’entends des pas derrière la porte. Elle ouvre.
— Oui, c’est pour quoi ?
— Belafonte Gianni… vous savez qui je suis ?
— Non, pas du tout !
— Ce pauvre type que vous avez tué ! Alors, ça ne vous dit rien ?! Décédé… c’est bien vous pourtant, la petite croix dans la case « décédé » dans mon dossier des Assedic… une simple petite croix au stylo à bille noir…
— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler… laissez-moi tranquille ou j’appelle la police… !
— La police ? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre, ma vieille, de la police ?! Rien à foutre de la police et même de la justice ! Je suis mort ! Canné, t’entends, et par ta faute, connasse ?! Et l’article 6, du code de procédure pénal, ça ne te dis rien, non plus ?
— … Non… !
Je sors le papelard de ma poche.
— Alors, écoute bien… article 6… mais surtout les articles 117 et 121 du code pénal… excuse-moi, je préfère lire, des fois que j’oublierais quelque chose d’important… : «l’assignation délivrée à une personne décédée est affectée d’un vice de fond, la rendant nulle.» En clair, pour que tu comprennes bien, ma petite dame, juger un mort au pénal, ce n’est pas possible ! Le décès de la personne poursuivie est une cause d’extinction de l’action publique… alors, aujourd’hui, à ton tour de voir comment ça fait d’être mort…
Je sors mon flingue de mon autre poche, j’arme et je tire… allez, au suivant…
Texte et photographie Ernest Salgrenn. Mai 2022. Tous droits réservés.