Twingo.

L’autre soir, je m’en va, seul comme un grand, au restaurant. Boui-boui local (spécialités de fruits de mer) sans aucune prétention, mais j’y ai mes petites habitudes, un peu comme ma sweet cantine. La patronne est assez jolie fille, le patron un peu moins, mais comme il reste la plupart du temps en cuisine, derrière ses fourneaux, ce n’est pas très grave. Et, depuis peu, ils ont embauché un commis-serveur-à-tout-faire, auquel il manque les deux dents du milieu (celles d’en haut, qu’on appelle les dents du bonheur lorsqu’elles sont bien écartées). Un brave gars, pas très cortiqué (Mais, n’en faut-il pas, aussi, pour faire un monde équilibré ?), qui vous remplit toujours ras bord votre verre, du « vin au verre », alors que sa charmante patronne ne le fait qu’à moitié. Remarquons ici, que cette formule, du « vin au verre », est plutôt une bonne astuce pour picoler au resto et ne pas trop se faire remarquer des quidams alentours. Si tu prends une bouteille pour toi tout seul et que tu te la siffles pendant le repas, cela se voit comme un nez rouge au milieu d’une figure d’ivrogne, tandis qu’en commandant, de façon discrète, un verre après l’autre, beaucoup moins. Enfin, ne cherchez pas, du moment que j’me comprends, c’est le principal !

Ce soir-là, il n’y a pas foule dans mon boui-boui de campagne. Pour être plus exact, je suis le seul client (nous étions en milieu de semaine, et de plus, la saison estivale, et son immonde flot de peigne-culs en short-chaussettes-savattes n’a pas encore débuté…). Jusqu’à ce qu’arrive un couple de touristes. Des Canadiens. Et pour être encore plus précis, un homme et un homme. Mais, rassurez-vous, je n’ai absolument rien contre les Canadiens, bien au contraire : dans l’ensemble, ils me plaisent beaucoup. Évidemment, vous me connaissez maintenant, d’un naturel sympathique et toujours avenant, j’eus très envie de faire connaissance avec ces deux zygotos d’outre-manche. Bon, en réalité, il est vrai que je me faisais surtout un peu chier en tête à tête avec mon chaud-froid de calamards-crevettes sur son lit d’algues printanières !

« Vous êtes canadiens, il me semble, non ? (affirmatif, je peux aussi être très con, des fois !)

— Oui… de Montréal !

Et patati et patata… ! Cinq minutes plus tard, je finis par m’incruster à leur table, cela s’avérant tout de même plus agréable pour converser normalement, c’est à dire sans être obligé de gueuler fort pour se faire comprendre (surtout qu’ils avaient choisi de s’installer à l’autre bout de la terrasse, ceci pour être plus tranquilles, j’imagine). Dans la foulée, je nous commande une bouteille d’un rosé du coin, qui mérite vraiment d’être connu, fruité et élégant, qui se boit sans soif, ou presque. Nous sympathisons assez vite avec mes deux cousins québécois. Bien sûr, et c’est une chance, vous l’apprendrez un peu plus loin, je ne leur révélais pas qui j’étais –je sais que je suis beaucoup lu, et très apprécié, là-bas aussi, cet immense pays où les nuits d’hiver sont encore plus longues que partout ailleurs dans le monde, et donc particulièrement propices à la lecture de romans fleuves– cela aurait sans aucun doute gâché la belle spontanéité de notre échange… Il y a, quelque fois, des moments dans la vie où il faut savoir se faire tout petit… !

— Tous les deux, mon ami Richard et moi-même, bossons dans le cinéma ! On est là en repérage, en location scouting, pour un film à gros budget… « Le coup du père François » que ça va s’appeler… !

— … Du père François… ?!

— Oui, c’est l’adaptation d’un roman à succès d’un gars de chez vous, un frenchie, qui a fait aussi un terrible carton au Canada… « Le coup du Dodo », c’est son titre original… !

Tel l’exprimait, et si profondément comme souvent, mon ami JCVD (Jean-Claude Van Damme) : « Je ne crois pas aux coïncidences ! ». Et il rajoutait même : « Je prétends que tout sur la Terre, sur la vie, sur l’univers… tout a une raison. Ton interview (c’était lors d’une interview sur CINM-TV, chaîne numérique du câble au Sénégal) avec moi, la température de l’eau, les tremblements de terre, la polution (avec un seul « L » dans le texte), les gens qui ont du mal sur la Terre, les gens qui ont du bien, c’est que des messages pour nous… »…

Bouleversé, je recommande une boutanche bien fraîche de rosé à l’idiot sans ses quenottes du haut. Fallait au moins ça pour faire passer à l’as toute l’émotion qui devait se lire dans mes yeux à ce moment-là… !

— Mais…

— Mais surtout…

— Mais surtout quoi… ?

— On aimerait tellement rencontrer l’auteur ! Ça s’rait tel’ment b’en, ça… !

— L’auteur… ?

— Oui, l’auteur, Ernest Salgrenn ! C’est pas qu’on a du front tout autour d’la tête*, nous autres avec mon pote Richard, mais on s’est dit que ça serait une sacrément bonne idée de le rencontrer pour qu’il nous aiguille un peu, qu’il nous donne des indications personnelles sur sa façon globale de voir les choses, qu’on en apprenne un peu plus sur sa vision de… !

— Et… ?

— Ben, pour tout vous dire, osti d’câlisse d’ciboire d’tabarnak ! c’est que c’est pas mariole d’le dégoter, not’guy !

— Ah bon… ? (oui, je suis aussi très doué pour jouer le mec qui tombe des nues !)

— Ça fait bientôt six semaines maintenant qu’on lâche pas la patate*, qu’on tourne en rond dans ce coin perdu, qu’on épluche même une à une toutes les boites à malle* du district, et malgré ça, tous nos efforts, pas moyen de mettre la main dessus !

— Et pourtant, sûr qu’on n’est pas resté à se pogner le bacon* de tout c’temps-là ! (rajoute l’autre, le Richard).

 »Pour vivre heureux, mieux vaut vivre bien planqué ! » a toujours été ma devise et cela depuis longtemps… c’est ainsi que je n’ai jamais étalé ma tronche nulle part, ni jamais donné d’indications précises (ou alors sinon… toutes fausses !) sur ma vie privée en général. Je cloisonne, et croyez-moi, le cloisonnement entre le privé et le publique, voilà bien le succès d’une tranquillité assurée. Ainsi, finalement, on connait très peu de choses sur moi, et ce n’est pas plus mal, la preuve en est, une fois de plus…

— Peut-être que vous…

— Qu’on devrait laisser tomber ? Non ! Pas question ! On a encore un petit espoir depuis qu’on a enfin dégoté un instantané de lui sur Facebook…

— Une photo ? Ce n’est pas possible !

— Comment ça… ?

— Non… je voulais dire… ah bon ? ce n’est pas possible… ? (modifiant l’intonation de ma voix…)

— Si ! Tiens, look-moi ça, man… !

Il sort alors une photographie de sa poche de chemise de bûcheron, à carreaux rouges et noirs…

— Merde… c’est mon beau-frère… !

— Comment ça… ton beau-frère ?

— Non… enfin non… ce n’est pas lui, évidemment… je voulais plutôt dire… Oh, ben merde, alors… c’est marrant… on dirait mon beau-frère ! En tout cas, si ce n’est pas lui… il lui ressemble beaucoup ! Mais, rassurez-vous, ce n’est pas lui, bien entendu… mon beau-frère n’a jamais écrit un bouquin de sa vie… il en serait d’ailleurs bien incapable, cet imbécile… mon beau-frère vend des poulets frits sur les marchés… des poulets… des gros poulets qui tournent et grillent pendant des heures sur une rôtissoire… et je vous ressers un petit coup de rosé… ?!

— Ouais, c’est pas d’refus… on est pas contre de se paqueter la fraise* ce soir, hein Richard… ?! parce que je crois bien que cette fois… on touche au but… ! Fini de niaiser avec le puck*… !

— Le puck ?

— Ouais, tu connais pas ? c’est la rondelle en caoutchouque du hockey sur glace… !

— … la rondelle… oui, oui, bien sûr… mais, attention… comme on dit par ici… une rondelle n’a jamais fait le printemps !

Je fais le malin, je plaisante, seule façon que j’ai trouvé pour l’instant de détourner l’attention de mes bûcherons, mais… nom d’une pipe ! Sur la photographie, vous n’allez pas le croire, c’est bien mon beau-frère ! Le cliché est flou, mais pas de doute, c’est bien lui ! Cet abruti pose devant ma bagnole, que je lui ai prêté (trop bon, trop con !) il y a quelques mois de ça, pour un soi-disant, ouvrez les guillemets, « Wiikène en amoureux », fermez les guillemets, avec ma frangine… Il sourit bêtement, une main posée sur le capot de l’Aston et l’autre dans la poche de son bermuda à fleurs… et j’imagine aisément qu’il a du se faire passer pour moi, histoire de se faire mousser la praline auprès de ses potes, et qu’au final, la photo a fini par se retrouver sur l’un de ces réseaux sociaux à la mords-moi-le-…

— Est-ce que t’as vu son char, à l’écrivain ?

— Le char… ?

— La Cadillac… c’est une Aston-Martin ! Un cabrio DB7… le genre de bolide qu’est vite sur ses patins à faire du train* !

— Oui, un jolie voiture, en effet…

— Et devine quoi… ?

— Quoi… ?

— Elle est garée devant, sur le parking… ! Alors, si ça, c’est pas comme un signe du destin ?!

— Bon… faut que j’aille pisser… changer l’eau aux poissons rouges… je reviens… bougez pas, j’en ai juste pour une seconde… !

Comme un coup de chaud, des vapeurs. Mais, c’est quand même vraiment pas de chance, vous l’avouerez ! Si leur piège à loup, avec ses grosses dents acérées, se referme, fini ta tranquillité, ma crapule d’Ernest ! C’est encore pire que le tétanos, ce qui va t’arriver, te v’là à deux doigts d’être découvert par ces enquiquineurs qui ne te lâcheront plus, c’est certain, trop heureux d’avoir mis à jour ta véritable identité… à moins que… Je chope le serveur édenté du bonheur, qui sort des cuisines, un plateau de fruits de mer dans les bras…

— Dites donc, mon brave… Non, non, ça va, il n’y a pas de souci avec le rosé… ! tout va très bien de ce côté-là ! Non, je voulais vous faire une petite proposition… qui va sûrement vous étonner, ça, c’est sûr ! mais… alors… hum… voici le deal…

Deux minutes plus tard, je reviens m’asseoir, beaucoup plus serein.

— Faites donc voir encore un peu votre photographie, là… oui, la photo… Mais, oui, c’est bien ça… Regardez mieux… c’est flou, mais… les dents du type… on dirait pas qu’il lui manque des chicots devant… ?!

— Tabernak… !

Je suis rentré en Renault Twingo. Jaune moutarde, pas ma couleur préférée…

*avoir du front tout le tour de la tête – avoir du culot
*ne pas lâcher la patate – tenir bon
*la boîte à malle – la boîte aux lettres
*se pogner le bacon – se branler la nouille, glander
*se paqueter la fraise – se bourrer la gueule
*niaiser avec le puck – tourner autour du pot
*être vite sur ses patins – démarrer au quart de tour
*faire du train – faire du boucan

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

16 Replies to “Twingo.”

  1. Un court récit très jouissif, « très tricoté serré!*

    (*) L’expression québécoise « Être tricoté serré » définit quelque chose de soudé, uni par un lien fort. Elle s’applique généralement à un groupe de personnes réunies autour d’un plateau de fruits de mer. On peut ainsi désigner une famille de chiens chauds léchant un pot de moutarde

    Aimé par 2 personnes

  2. Super texte. Du vrai et authentique Salgrenn.
    Bravo et merci de réveiller chez moi un peu de mon histoire de famille. Si j’avais entrepris les démarches nécessaires en son temps… j’aurais la nationalité canadienne. Mon frère l’avait obtenue, car notre père était canadien de naissance!
    Voici son acte de naissance le 12 août 1911 à Halifax en Nouvelle Ecosse. A noter qu’il avait été inscrit sous l’appellation ‘White ». Authentique!
    P.S. Merci pour ton étude poussée sur les expressions canadiennes…

    Aimé par 1 personne

  3. Bien vu Ernest. Oui mon grand-père se prénommait Ernest.
    Il est en haut à gauche sur la photo. En 1911, le championnat du monde n’existait pas et le hockey n’était pratiquement pas sorti du Canada. Mon père disait avec un clin d’oeil, que l’équipe de son père, championne militaire du Canada, était considérée comme championne du monde!

    Aimé par 1 personne

    1. Oui, c’est tout à fait ça ! Aucune méchanceté (ou moquerie), bien entendu, dans mon texte, inspiré par une véritable rencontre au restaurant. Une très bonne soirée avec deux québécois charmants. Mais, (tordons un peu le cou à la légende d’Ernest Salgrenn !) ce soir-là, j’ai beaucoup moins bu, en vérité, que ce qu’y est relaté dans cette histoire…!).

      Aimé par 1 personne

Répondre à Le retour du Flying Bum Annuler la réponse.

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer