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Affreux Jojo.

Je connais, depuis bientôt trois ans maintenant, un type vraiment spécial. Jonas. Un vieux saligot, râleur de première, jamais heureux, et à tout vous critiquer en permanence ! Ce n’est pas très compliqué, quoi qu’il se passe, quoi ou bien de qui, il puisse s’agir : il est forcément contre ! De plus, monsieur vous le fait toujours savoir sans jamais prendre de gants : brutalité permanente des mots choisis, expressions si cruelles qu’elles vous descendent en flamme, et, bien entendu, objectivité toujours au ras des pâquerettes ! Plus impolitiquement correct que ce Jonas, cela ne doit pas exister sur Terre, c’est tout bonnement impossible ! Une parfaite petite ordure, en résumé !
Et, comme il se trouve qu’il est mon voisin de palier, et qu’il n’a personne d’autre, mis à part moi, à qui cracher son venin quotidien, si ce n’est cette jeune infirmière (Mademoiselle Corine Lebas) qui lui rend visite chaque matin et chaque soir, toujours en coup de vent bien sûr, afin de lui laver les fesses (et quelques fois les dessous de bras lorsqu’elle a un peu plus de temps, mais c’est assez rare), et vérifier aussi qu’il a bien pris tous ses cachetons, je suis en première ligne pour profiter de ses perpétuelles et ignominieuses déblatérations…
Aucun sujet ne lui fait peur, à mon affreux Jojo. Véritable champion toutes catégories de la méchanceté, tout est matière exploitable pour exprimer sans retenue sa haine immodérée de la Société, et, d’une façon très générale, son exécration du Monde, il faut bien le dire.
Ce matin…
« Est-ce que tu te rends compte… voilà maintenant que des cons ont inventé un verre « mouchard » pour surveiller les vieux… ! ils peuvent savoir comme ça s’ils boivent réellement leur flotte ou bien la jette dans le lavabo ! Tu vas voir qu’ils finiront par nous mettre une puce électronique dans le fion… mais si… on y arrive, j’te dis !
— Ils ont raison, Jojo… il ne faut pas oublier de boire régulièrement pendant cette canicule… ! Si tu as terminé ta clope, tu veux que je te pousse au frais, dans la cuisine ? il fait déjà très chaud sur ce balcon…
Jojo est en fauteuil roulant depuis son accident. Et cela n’a fait, sans aucun doute, qu’empirer sa mauvaise humeur congénitale.
— Ouais ! C’est ça… pousse donc, l’invalide ! Et après ça, tu nous serviras un petit jaune, histoire de se rafraîchir un peu, l’gosier… !
— Il est à peine neuf heures, Jojo… !
— Et alors, c’est quoi le problème… ?!
L’accident à Jojo, c’est en tombant d’une échelle. Une échelle de huit mètres quand même, et cela commence à faire haut pour se casser la gueule. Il changeait de vieilles tuiles cassées chez Raton (Raton était le boulanger du coin de la rue Mesrines, mais il a pris sa retraite depuis). Comme il bossait au black, les assurances n’ont pas suivi, et, du coup, ce fût tout pour sa pomme, à Jojo…
— Quelle bande de pédés, tout de même ! Ça fait bientôt deux ans qu’ils n’ont pas augmenté ma pension d’invalidité, et là, voilà pas qu’ils se décident enfin, histoire d’amadouer les gens à cause des élections… comme par hasard, Balthazar ! Mais, j’suis pas dupe, Gigi (Gigi c’est moi, Gilbert Gageonnet, initiales GG…) ! J’suis pas dupe, tu peux me croire ! j’les connais par cœur maintenant toutes leurs petites combines à deux balles, à tous ces véreux de politicaillons !
Mon Jojo, ce n’est pas un secret, il n’aime pas les homos. Ni les gouines. Ni même tous les autres d’ailleurs, tous ceux qui ne sont pas bien nets, d’après lui, avec l’emploi de leurs bistouquettes ! Pour Jojo, la bistouquette (Et, mon Dieu ! que ce mot est ridiculement laid dans sa bouche…), c’est sacrée ! Il affirme qu’il n’y a pas trente-six moyen de s’en servir : soit tu es du bon côté de la tige, soit… tu ne l’es pas ! C’est un peu pour ça que je ne lui ai encore jamais avoué à Jojo que j’étais pédé, comme il dit. Je pense qu’il le prendrait mal.
— Et surtout n’oublie pas les glaçons, mon garçon, sinon ça te colle au caleçon ! Et tu m’en mets deux… comme papa, s’il-te-plaît !
— Ce n’est pas raisonnable du tout de boire de l’alcool aussi tôt dans la journée ! Et avec cette chaleur, en plus ! Si ton docteur l’apprenait, sûr que je me ferais engueuler !
— On l’emmerde, le docteur ! Et on emmerde aussi toute la Médecine pendant qu’on y est ! À poil, les carabins ! À poil ! Et crois-moi bien qu’c’est pas ça qui m’tueras ! Oh, que non ! C’est plutôt leur connerie, à toutes ces pédales d’emmerdeurs, qui me tuera un jour… leur connerie, t’entends ?! Tiens, est-ce que t’as vu notre président ? Est-ce que tu l’as vu dans le train, à son retour de Kiev’eu ? Môsieu « Je-sais-tout-sur-tout-parce-que-je-suis-le-premier-de-la-classe-depuis-que-je suis-tout-petit » qui nous donne des interviews dans un wagon de la SNCF à trois heures du matin ! Trois heures du mat’ ! Moi, à trois heures du mat’, je pionce ! Et tout le monde pionce aussi à trois heures du mat’… ! Quel con, alors ! Non mais, quel con, non… ?! Comme s’il ne pouvait pas prendre l’avion comme tous les autres ! Quel freluquet, celui-là !
— C’est beaucoup plus écologique, le train… et puis… moi… je ne dormais pas encore à cette heure-là… je rentrais à peine de mon travail…
— Oui, bon… toi, tu sais très bien que tu ne seras jamais un bon exemple… !
— Merci… ça me touche… ! Mais, il essaye de sauver l’Ukraine… et peut-être bien, nous, avec… aussi je trouve que c’est quand même bien d’être aller là-bas, c’est drôlement courageux de sa part…
— Courageux ? Mais qu’est-ce que tu y connais toi, mon p’tit gars, au courage ? Hein ? Non ! Faire la belle, toute bronzée en bras de chemise, entourée de ses quarante gardes du corps, ce n’est pas ça avoir du courage ! Le courage, ce serait d’aller dire merde à Poutine une bonne fois pour toute ! Bien en face ! Et de lui retourner sa putain de table en marbre de dix mètres de long sur sa sale petite gueule, à ce salaud… voilà ce que serait la vraie définition d’avoir des couilles au cul ! Des couilles au cul, voilà bien c’qu’il lui manque… et à tous les autres aussi ! Mais, oui, qu’est-ce qu’on attends pour leur greffer des couilles au cul, nom d’un chien ?!
— Mais pourquoi es-tu donc si grossier, ce matin ? Tu sais très bien pourtant que je n’aime pas la grossièreté…
—… je sais pas… ! Cette chaleur, sûrement… tiens, ressers-z’en-moi donc un autre, histoire de pas perdre la main !
Il se trompe, Jojo. Du courage, j’en ai, moi aussi, lorsqu’on essaye de me casser la figure parce que mes petites manières ne plaisent pas toujours à certains. Je me laisse jamais faire, je me défends toujours. Même si, c’est vrai, je n’ai pas souvent le dessus…
— Tu ne veux pas plutôt de l’antésite ?
— Tu te fous de ma gueule ? C’est cancérigène, l’antésite ! Ils l’ont dit à la téloche, dans le magazine de la Santé ! Comment qu’elle s’appelle, l’autre, là, la vieille peau… ! Mais si, tu vois bien, celle qu’est un peu trop potelée des bras… la Barrière d’en Close ! Voilà, c’est ça !
— Ce n’est pas bien non plus de se moquer des gros ! Et puis tu ne devrais pas continuer à t’abrutir comme ça à longueur de journée devant la télévision ! Tu devrais plutôt lire un peu… la lecture, serait une distraction beaucoup plus apaisante pour toi, j’en suis certain… je peux te passer un roman, si tu veux… Éric-Emmanuel Schmitt… c’est bien, un livre de Schmitt, pour aborder la lecture… « Le Visiteur » par exemple… une pièce de théâtre… c’est facile à lire et je suis persuadé que cela te plaira…
— Ce gros cochon ?! Et si ça se trouve… il est pédé comme les autres, lui aussi ! Je suis sûr qu’ils sont tous plus ou moins de la jacquette dans ce milieu ! Alors, certainement pas ! Et puis… ça m’userait les yeux de lire dans le noir !
— Je pourrais t’entrebaîller légèrement un volet…
— Laisse tomber, j’te dis !
— Bon… si tu n’as besoin de rien, je vais filer, j’ai pas mal de trucs à faire ce matin…
(Un brin de couture pour être exact. Hier soir, dans les coulisses, j’ai accroché une de mes tenues de scène. Celle de Dalida, la robe fourreau tout en strass. Ce n’est pas très grave, mais il faut tout de même que je reprenne ce petit accroc avant que cela n’empire de trop.)
— Hum…
— Et je te prends cette paire de chaussettes… j’ai vu que qu’elles avaient des trous au bout…
— Des trous ? Et alors… comme ça, tu sais coudre, toi ?
— Oui, un petit peu… j’ai appris avec maman… bon, OK, je vais te les repriser… mais, je crois aussi que tu devrais te faire couper les ongles des pieds un peu plus courts… c’est à cause de ça, tes trous aux chaussettes ! Tu devrais peut-être demander à ton infirmière… c’est à elle de faire ça… cela fait partie de son job après tout…
— Cette petite conne ?! Elle n’a jamais le temps de rien ! Je crois bien que je devrais en changer…
— Oh, là, doucement… je crois que tu devrais peut-être y réflèchir à deux fois avant de prendre une décision comme celle-ci… avec ton sale caractère, pas sûr que tu trouves quelqu’un d’autre aussi facilement ! Ouais… c’est pas gagné du tout !
— N’importe comment… c’est pas important, je m’en fous pas mal ! J’peux me débrouiller seul, s’il le faut ! Ouais, j’pourrais faire sans… tu sais, j’ai toujours su me démerder tout seul, moi !
— Décidement, tu es en pleine forme, ce matin, pour nous sortir des grosses bêtises ! Bravo, l’artiste !
— Mais… tu repasseras me voir plus tard… ?
— Oui, bien sûr, comme d’habitude… vers huit heures, ce soir, avant de partir au boulot… mais il faut que je me repose un peu, moi aussi… je suis comme tout le monde, j’ai du mal avec cette chaleur… allez, cette fois, je te laisse, mon petit Jojo… à pluche !
Au moment de refermer la porte…
— Gigi…
— Oui… quoi… ?
— …Non… rien… enfin si… ton bouquin, là…
— Celui de Schmitt ?
— Oui, c’est ça… apporte-moi le quand même, si tu veux…
— Bien… d’accord, c’est entendu, à ce soir, alors…
Le lendemain matin, vers huit heures.
On frappe à ma porte. Je suis encore dans le gaz, pas démaquillé, rentré très tard, on a fait la bringue avec les copines, un anniversaire, toute cette nuit…
C’est la petite conne ! Enfin, je veux dire l’infirmière, mademoiselle Corine Lebas…
— Bonjour… madame… monsieur…
— Oui, non, enfin, si, oui… c’est bien monsieur !
— Avez-vous vu Jonas, hier soir ?
— Jonas… ? Non, je n’ai pas eu le temps de passer chez lui… j’étais à la bourre… pas eu le temps… je devais lui passer un livre, mais comme je vous viens de vous le dire… pas eu le temps malheureusement…
— Il est mort dans la nuit… !
— Quoi… ?
— Oui, une rupture d’anévrisme certainement… Avec la chaleur, peut-être… Il y avait ça, posé sur la table de la cuisine… une lettre… c’est pour vous… Gigi… c’est bien vous, Gigi ?
— Oui, Gigi… pour Gilbert… je peux le voir, Jonas… ?
— Non, pas pour le moment, le docteur doit passer avant, pour signer le certificat de décès, vous comprenez, c’est obligatoire, je vous le dirais après, quand ce sera bon…
— Bien… merci, c’est très gentil de votre part…
Et elle repart, avec sa petite sacoche, miss Tact…
La lettre, oui, vous avez raison, la lettre…

Gigi, mon petit Gigi, mon cher petit Gigi,

Quand tu liras cette lettre, je ne serais probablement plus de ce Monde à la con. Parti Jonas, envolé Jonas, by, by Jonas ! Ben, oui, il a bien réussi son coup, on le verra plus, ce vieux trou du cul !
Bon, c’est vrai, que je râlais pas mal… et peut-être même un peu plus souvent qu’à mon tour !
OK, ce n’est pas non plus pour me trouver des excuses foireuses mais tu avoueras que les aléas de l’existence, comme on le dit dans tes bouquins à l’eau de rose, ne m’ont pas rendu cette vie facile, surtout sur la fin…
Alors, regardons-ça plutôt comme si cela avait été tout bêtement ma façon à moi de vous crier à tous : « Au secours, aidez-moi un peu, j’ai si mal, je souffre tellement… ! »
Enfin, je voulais te dire aussi que pour toi, pour ta vie, ton boulot de danseuse au cabaret, j’ai toujours su. Oui, tout, je savais tout, et depuis le début… ! Mais, vois-tu, finalement, je m’en foutais ! Je m’en foutais pas mal parce que tu es un sacré brave gars, mon petit Gigi…
Allez, tchao, mon pote ! Et toutes mes amitiés depuis l’au-delà à tes copines du Music-hall !
PS : Dis leur bien, à ces cons de docteurs, que rien que pour les faire chier, je ne veux surtout pas donner mon corps à la science ! Merci, Gigi…

Non. Merci à toi, Jojo…

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

6 Replies to “Affreux Jojo.”

  1. Une ex-femme de chambre (LFI) vient de rentrer à l’Assemblée Nationale. Elle se nomme Rachel Kéké. Ici, à la maison, ma compagne se prénomme aussi Rachel. Mais à la lecture du texte d’aujourd’hui, et du passage :
    « Ni même tous les autres d’ailleurs, tous ceux qui ne sont pas bien nets, d’après lui, avec l’emploi de leurs bistouquettes ! »
    Nous nous sommes bien marrés quand ma Rachel a dit : « moi, c’est Rachel Quéquette ». Eh oui, on vieillit on vieillit, alors un petit jeu de mots par çi par là, ça nous remonte le moral dans le bordel ambiant qui va s’installer !

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  2. Ben… Les deux personnages se méritent bien l’un l’autre, celui qui insulte l’altruiste sans doute pour le remercier .. et celui qui le remercie de tant de méchancetés ! Est-ce qu’avoir mal excuse qu’on en fasse aux autres ? Le texte est formidablement bien écrit pour cette scène de la bêtise ordinaire… Ils sont trop vrais, ces personnages ! C’est du documentaire ! Est-ce que souffrir en silence ne ferait pas moins souffrir? Ne peut-on pas plutôt partager gentillesses, élégances et sucreries verbales ? Bravo à l’écrivain ! C’est trop bien vu !

    Aimé par 1 personne

    1. Avec un peu de retard pour ma réponse, veuillez m’en excuser… Merci pour votre commentaire qui me touche. Je réalise que cette histoire m’a fait un peu penser une fois écrite (pas inspirée donc par celle-ci, à moins que cela ne soit inconsciemment, qui le sait… ?) à ce film que vous avez peut-être vu : « Pour le pire et pour le meilleur » avec Jack Nicholson ?

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  3. La « rue Mesrine »… il fallait y penser!

    Le vieux avait la tendresse rugueuse… c’est souvent le cas avec ces cacochymes qui refusent de se voir euphémiser « aîné » ou pire encore « senior » (terme Politkor qui nous vient tout droit des Ongulés ou d’chez Sam *) en attendant le Bouillon d’Onze heures qu’on vous sert sous l’ultime euphémisme « E(u)tat-nazi ». Moins dans les contorsions, des tribus plus au sud de Davos auraient – dit-on – coutume de secouer le cocotier…

    Note: * Qui n’est pas notre oncle.

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