Sa pipe, Ernest Salgrenn, a cassé.
A cassé, Ernest Salgrenn, sa pipe.
Cassé, Ernest, Salgrenn, sa pipe, a.
Oui, Ernest Salgrenn a cassé sa pipe… !
De l’échelle sur le toit monté. Une glissade, et c’est la tuile ! Badaboum ! Chu sur le cou ! Bris d’os !
Ils sont déjà nombreux mais il en arrive encore. De petits groupes se sont formés dans l’attente. Noirs, ils piétinent sur place, tels de gros corbacs dans un champ de Beauce fraîchement retourné. Deux chats, un rouquin et un rayé de gris, observent, familiers de ces manèges, leurs culs bien gras posés sur le marbre gelé.
Division dix, allée Grammont. La bonne nouvelle est que Desproges sera mon voisin de droite. Cela nous promet d’éternelles rigolades. Ce petit trou-là, juste à côté de lui, m’a coûté une fortune. Pas donné la concession par ici. Pour commencer, j’en ai pris pour trente ans. Après, nous verrons…
Drucker est là, dans son fauteuil à roulettes, un plaid à carreaux sur les genoux. Quand on vous le disait qu’il nous enterrerait tous… ! Big, Gad, Florence, Jérome, Kad, Franck… là, eux aussi. C’est chouette tout de même d’avoir tout ce joli monde à son enterrement. Me voilà bien rassuré, moi qui craignait tant que personne ne vienne.
« Pute borgne ! qu’est-ce qu’on se pèle les roubignoles ! aurait quand même pu attendre le printemps, ce connard ! »
Changera jamais le Big. Lourd. Grossier. Obscène. Scatologique. Mais un bon gars avec un cœur gros comme ça. Je l’aimais bien finalement…
— Ça m’étonne que tu sois venu… t’avait pas mis un procès au cul pour plagiat, l’Ernest ?
— Si, mais on avait trouvé un arrangement à l’amiable…
Menteur. Mais cela n’a plus d’importance, à un moment donné, il faut aussi savoir passer l’éponge.
Tiens ! ça bouge, ça frémit, ça s’agite, là-bas dans le fond, derrière la haie de cyprès…
Le Président. Des français, bien sûr, pas de la Comédie humaine ! Vous êtes cons, des fois ! Superbe, le profil grec. Classe impériale comme toujours, notre césarinot. Courbettes sur son passage. Madame à sa main, en Balmain, attire les regards. C’est sympa qu’ils se soient déplacés, les deux. Cela me touche. Quand je pense que je ne m’étais même pas rasé le jour de ma remise de rosette ! Faudrait que j’arrête toute cette provoc gratuite, un jour. Un jour…
Et me voilà. En retard, comme d’habitude. « À mon ami » sur la gerbe de lys blanc. C’est vrai que ça caille sec, l’a raison, le gros Big.
Hein… ? « Mon ami »… ? comment ça, mon ami… ? je ne savais même pas que j’avais un ami… comment aurais-je pu le deviner… trop occupé, pas le temps, autre chose à faire… savais pas, non, ne savais pas, je vous le jure… j’aurais certainement du faire beaucoup plus attention à ça… c’est si précieux, un ami…
Mais, attendez… j’y crois pas ! Qu’on me pince ! c’est quoi ce curé en tenue d’apparat derrière la grosse bagnole américaine ? Font chier, je l’avais pourtant bien précisé : j’veux pas voir de cureton ! Nom de Dieu, c’est pas possible, ça ! À quoi ça sert donc d’écrire ses dernières volontés si au final, on ne les respecte pas ? Et la musique ? J’espère que ça au moins il vont bien la jouer tout à l’heure, lorsque je descendrai dans mon trou, ma jolie musique à moi que j’ai choisie ! Du Mozart, et du bien tristounet comme je l’aime, rien que pour les voir tous chialer. Ouais, tous ! Même la Bellucci. Surtout, la Bellucci. Veux qu’elle chiale sa race, la bella Monica, voir son rimmel dégouliner sur ses joues toutes violacées, son petit nez couler de morve, ses lèvres pulpeuses trembloter de sanglots… qu’elle soit moche pour une fois !
Rancunier, Ernest ? Parfaitement ! Et alors ? Quoi ? Dites-vous qu’après tout, cela sera mon dernier kif, le tout dernier, l’ultime pied de nez de l’artiste avant que ne s’éteigne, pour de bon, la lumière au fond de ses yeux…
Texte et photographies : Ernest Salgrenn. Décembre 2022. Tous droits réservés.