Voilà que, tondeuse électrique en main, ma sœur, Patty la mollasse, a décidé de me couper les tifs. J’ai grave le seum, ce matin. Un quart d’heure plus tard, je me retrouve avec une coupe au bol dégradée de ouf sur les bords du crâne. Elle voulait être toiletteuse pour chien, la Patty, alors elle a suivi des cours par correspondance pendant deux mois avant de renoncer définitivement à ce projet ambitieux. Depuis, j’imagine qu’elle se venge sur moi, cette conne. J’enfile ma doudoune rouge Lacoste, un bonnet ras les oreilles, et comme chaque jour, je sors voir les copains. Dehors, il neige, et toute la bande s’est planquée, bien au chaud, peinarde, dans le hall du 3.
— Salut… et si on construisait un bonhomme de neige, les gars ?!
— T’es t’charbé, ou quoi ? En est pas tombé assez… en faudrait beaucoup plus !
Je devine déjà qu’on va rester comme ça toute la journée, à rien foutre de bon. Au moins, un bonhomme de neige, cela nous aurait occupé cinq minutes. Rachid sort son packet de beuh, une feuille de Rizzla, et se roule un pet. J’ôte mon bonnet de laine.
— Oh, putain ! La haine… !
— Ouais, t’as raison ! C’est ma frangine, le blème… !
Gégé, notre facteur, se pointe. Et manque de se foutre en l’air avec sa bécane qui glisse sur le verglas. On l’aide à relever sa mob jaune avec les grosses sacoches en cuir de chaque côté qui débordent de courrier. À peine dix heures au compteur et déjà fin bourré, le Gégé. Tristes PTT…
— On vous en roule un, m’sieu Gérard ?
— Pas de refus, les mômes… ! Comme un remake du « Salaire de la peur » aujourd’hui avec ce temps de merde ! Z’auraient pu saler le parcours tout de même !
Monsieur Gérard, cela fait maintenant plus de trente piges qu’il distribue le courrier dans la cité. Et encore plus qu’il picole. Ici, la distribution a souvent un jour ou deux de retard, mais faut jamais trop s’inquiéter.
— Z’avez déjà vu le « Salaire de la peur », les mômes… ? Avec Charles Vanel… ça au moins c’était du cinéma… du vrai cinoche… avec de vrais acteurs… pas comme maintenant !
Avec lui, tous les matins, c’est comme le festival de Cannes des années cinquante qui déboulerait chez vous. Sans le tapis rouge bien sûr, mais c’est chouette quand même.
— Si vous voulez, j’vous passerai la cassette un jour… !
Son salaire de la peur, ça doit bien faire une centaine de fois qu’il nous le raconte alors on le connait par cœur le scénario, et la nitro empilée dans des caisses avec une tête de mort dessinée dessus, cent fois déjà qu’elle nous pète à la gueule ! Et boum !
Pendant qu’il fume son pétard et raconte, les larmes aux yeux, le passage sublime où le père Montand se vautre dans le pétrole, on fourre le courrier dans les boites aux lettres. Histoire de lui faire gagner un peu de temps dans sa tournée, à monsieur Gégé.
— Bon… sur ce… les gamins… faut qu’j’y aille maintenant ! Merci encore pour le coup de main !
Cette fois, c’est madame Bobodilassou, du Congo Belge et du troisième étage, qui rentre de la supérette Cash and Carry. Sur le coup, on a eu du mal à la reconnaître, tellement ce matin elle s’est foutu des couches de vêtements sur le dos.
— Fait pas chaud aujourd’hui, hein, m’dame Bobo ?!
— Oui, mon petit, je sens plus mes pieds… et pourtant j’ai mis trois paires de chaussettes !
— Z’avez reçu du courrier, m’dame Bobo… c’est votre fils Arsène, je crois bien… alors, il va sortir quand de la zonzon… ?
Son fiston, il s’est fait pincer l’année dernière pour avoir traficoté dans l’électronique. Enfin, disons qu’en vérité, il revendait au marché de Saint-Ouen des téléphones portables de seconde main, et tous plus ou moins débloqués maison, si vous voyez ce que je veux dire.
— Bientôt… pour bonne conduite !
— Ça ne m’étonne pas, c’est pas un vrai méchant, vot’fils, m’dame Bobo… !
Kevin, le rouquin, se porte volontaire pour lui monter son caddy à roulettes jusqu’au troisième. On sait qu’il redescendra avec un paquet ou deux de Pépito. Des fois, j’avoue que ça nous arrange bien que l’ascenseur ne fonctionne plus depuis cinq ans !
Il neige toujours, et celui-là par contre, ce drôle d’oiseau qui s’amène, si on ne sait pas encore qui c’est, son costard-cravate qu’on devine sous le manteau épais et surtout sa serviette en cuir noir toute gonflée ne nous dit rien de bon. On s’écarte en chœur. Il hésite…
— … Bonjour… le numéro trois, c’est bien ici… ? en se secouant les pieds.
Les numéros sur les immeubles, c’est vrai que ça fait un sacré bail qu’ils n’y sont plus. Tombés en même temps que le crépi, peut-être…
— Oui, ça s’peut bien, m’sieu ! en me frottant le nez.
Il mate ma nouvelle coupe de cheveux, et amorce un sourire sur ses putains de lèvres, ce bâtard. Et voilà, je le savais que ça allait très vite déraper, cette histoire…
— Je cherche madame Bobo… Bobo… Il sort un papelard d’une poche de son manteau… madame Bobodilassou Germaine… c’est bien là ?
— Et qu’est-ce que vous lui voulez, m’sieu, à madame Bobo… ?
— Ça ne te regarde pas, petit ! qu’il me répond, cet abruti.
— Ben, si… un peu quand même ! Dites donc, m’sieu, vous seriez pas un de ces enfoirés d’huissiers de justice de mes deux, par hasard… ?!
— …
— Rachid… dis-moi voir, ta mother… elle met bien toujours des carottes dans son couscous, hein… ?
La neige, plus d’un mètre en tout, elle a bien tenu quinze jours avant de fondre complètement. Et notre joli bonhomme de neige, pareil…