CENT CINQUANTE A L’HEURE…

Maman reste à la maison pour s’occuper de nous.
Notre père, lui, il transporte des poulets congelés dans son trente-huit tonnes jusqu’au fin fond de l’Allemagne, à Bremerhaven, d’où les poulets embarquent ensuite sur un bateau en direction de la Finlande, le pays qui se trouve juste en face et où l’on bouffe énormément de poulet.
Et ensuite pour pas rentrer à vide, un petit crochet au retour par l’Italie pour charger des beaux gigots d’agneaux. Et la boucle est ainsi bouclée…
Maman reste à la maison mais quand tout se passe bien le père fait ses deux voyages par semaine.
C’est à dire quand on ne l’enquiquine pas de trop à la douane allemande avec les papiers du chargement. Ce qui arrive assez souvent malgré tout car les Allemands il parait qu’ils ne rigolent pas avec ça. Et avec tout le reste non plus. Alors qu’avec les douaniers ritals c’est toujours beaucoup plus facile ; suffirait juste de leur glisser un petit bakchich pour qu’ils ferment les yeux.
Le samedi est le jour de la semaine où notre père rentre de sa tournée internationale. Et ce n’est pas un jour comme les autres chez nous…
C’est le jour de la torgnole pour tout le monde.
Sauf pour la petite Françoise bien sur qu’est encore trop petite pour en profiter. Pour le moment elle regarde les évènements de loin sur sa chaise haute. En chialant un peu quand même.
Mais tous les deux avec mon frangin Bernard on y passe à chaque fois, pour nous c’est recta et bien réglé comme sur du papier à musique…
Et pour Maman aussi. Comme elle ne peut s’empêcher de lui dire qu’il frappe beaucoup trop fort, et que cela ne lui plait pas au père, finalement elle dérouille aussi du coup. Mais après ça c’est plus calme à la maison. Et l’on respire beaucoup mieux une fois que c’est fini.
Et puis le lendemain, le dimanche, comme si de rien n’était, notre père, il nous fait des patates frites parce que c’est une vieille coutûme dans la région du nord de la France où il a passé toute sa jeunesse.
C’est vrai que pour accompagner le poulet y’a vraiment pas mieux que de bonnes patates frites bien dorées. Mais avec le gigot d’agneau c’est très bon aussi.
Ensuite l’après-midi du dimanche, il la passe à préparer son bahut avec beaucoup de soin. Quelques fois il nous fait monter là-haut, dans la cabine, avec mon frangin Bernard, pour qu’on y voit bien par nous-même comment que c’est drôlement confortable là-dedans, et puis que tu domines tout aussi, et puis que sur le pare-brise il a collé un vach’te d’auto-collant géant : « les routiers sont sympas »… Ouais j’vous le jure, sympa que c’est écrit dessus en grosses lettres toutes rouges !
C’est juste après le repas du dimanche soir qu’il reprend la route pour l’Allemagne, notre père, parce que le ruban est plus long que large comme il dit tout le temps.
Et alors que je devrai surement pas le penser, au fond de moi ça me fait comme un soulagement de le voir partir.
Maman elle dit que ce n’est pas une vie. Qu’elle ne tiendra pas le coup longtemps comme ça et puis qu’on avait intérêt à bien se tenir à carreau sinon elle raconterait tout à notre père le samedi suivant quand il reviendrait. Mais nous avec mon frêre on s’en fiche pas mal parce que l’on sait très bien que quoi que l’on fasse n’importe comment ; on n’y coupera pas à la torgnole…
On habite en pleine campagne. Autour de nous il n’y a rien que des champs à perte de vue. Des champs et puis quand même les hangars de monsieur Gastinel. C’est lui qu’est notre proprio et également le patron du père. Et c’est là, dans ces hangars très moches, que sont tous les poulets. Des milliers de poulets qui attendent leur tour pour partir en Finlande.
Moi aussi j’aimerai bien voyager loin d’ici. Peut-être pas en Finlande pour commencer mais plutôt en Amazonie où ça me plairait tellement d’y aller voir.
D’y aller voir par exemple ces fameux Yanomamis qu’on nous raconte qu’ils vivraient à poil toute l’année.
Notre père a déclaré une fois qu’il nous emménerait avec lui un jour, Bernard et moi, et que l’on dormiraient derrière dans la couchette du bahut pendant qu’il conduirait toute la nuit, et sans jamais s’arrêter, même pas pour pisser, qu’avec ses cachets de Maxiton il pouvait le tenir longtemps le manche, mais maman lui a dit qu’il ferait bien mieux de trouver un autre boulot qui payerait plus, et avec lequel il serait à la maison plus souvent, plutôt que de nous foutre des idées comme celles-là dans la tête.
Autour de notre maison il n’y a rien donc. Enfin rien sauf les hangars moches de monsieur Gastinel, et le grand circuit automobile dont je ne vous ai pas encore parlé jusqu’à présent.
Pourtant c’est là que nous passons toutes nos journées libres avec les copains. On se faufile par dessous le grillage pour y entrer en douce. Après on se couche tous dans l’herbe, les uns bien serrés à coté des autres, à regarder toutes les bagnoles de course qui nous frôlent, parfois à moins d’un mètre, que quand on rentre le soir à la maison on a tous les oreilles qui bourdonnent encore terriblement. Des fois cela dure même toute la nuit ce bourdonnement qu’on se ramène avec nous dans les tympans. Norbert, qui est mon meilleur pote dans notre bande, et qui a eu ses douze ans comme moi, mais lui c’était en avril son anniversaire, dit qu’on risque tous notre peau à faire ça et puis qu’un jour on se fera surement choper et qu’alors on passera un mauvais quart d’heure ça c’est sur comme deux et deux font quatre.
Mais on y retourne quand même parce que c’est plus fort que nous.
Et puis Norbert c’est un pétochard de première, si on l’écoutait on resterait tous là à rien faire d’intéressant de nos journées.
A force je les connais toutes les marques des bagnoles de course, même s’il faut avoir un oeil bien exercé pour les reconnaitre à la vitesse où elles nous passent devant la bobine. Mes préférées à moi ce sont les Porsche…Norbert lui il dit que les Ferrari sont les plus belles et les plus rapides aussi, et que les Porsche ne valent pas un pet d’lapin. On s’est même déjà foutu un peu sur la gueule à cause de ce désaccord d’ordre mécanique.
Une fois que j’étais allé avec Norbert justement sur le circuit, et que l’on s’étaient bien planqués comme d’habitude tous les deux à plat ventre dans les herbes du talus, y’en a une de bagnole de course qu’est tombée en panne juste devant nous…
Le pilote est descendu de son bolide et a enlevé son casque. Il était à peine à trois ou quatre mètres de nous, mais il ne nous avait pas encore vu à cause qu’on n’avaient pas moufté d’un poil avec mon Norbert. J’ai tout de suite vu que c’était une Porsche la caisse. J’étais aux anges vous pensez bien, même si j’avais une sacrée frousse tout de même…
Le pilote quand il s’est retourné vers nous, moi j’l’ai reconnu de suite. Et que même j’en croyais pas mes yeux de voir ça…
Chez Norbert, ils n’ont pas la télévision alors forcément il ne pouvait pas le reconnaitre ce type là…
Ses parents à Norbert c’est des Espingouins, des qui ont fuit le régime de Franco parce qu’ils n’avaient pas les mêmes idées que tous les autres là-bas dans leur pays. Son père à Norbert, que Norbert il appelle toujours papa, quand y cause en français on comprend absolument rien à ce qu’il raconte, et c’est lui qui s’occupe des poulets à monsieur Gastinel. Il peut en zigouiller jusqu’à cent cinquante à l’heure. J’ai calculé que ça en faisait plus de deux à la minute tout de même…
Nous, notre téloche, c’est le frère à maman qui nous l’a donné. Tonton Amédé qu’il s’appelle. Il vit à Paris et il est plein aux as. Des postes de télévision y paraitrait qu’il en a déjà quatre chez lui, alors celui-là il nous la refilé parce que l’image elle saute tout le temps et que ça lui coûterait bien trop cher pour la faire réparer. Notre père y dit que c’est un gros con de richard le tonton Amédé mais sa télé il la regarde quand même.
R’garde Norbert… t’as vu qui c’est… ?! C’est Josh Randall !
Moi, les épisodes d’ « Au nom de la loi » je n’en rate jamais un quand ils passent à la télé, mais là pour le coup je n’avais pas vraiment le temps de lui expliquer tous les détails du feuilleton à Norbert… Josh Randall nous avait vu…
Hey…! K’est-ce que you faire ici boys ?!
C’était curieux mais il n’avait pas du tout la même voix qu’à la téloche et surtout il parlait beaucoup moins bien le français, Josh Randall. Un peu comme le papa à Norbert mais en nettement mieux tout de même.
Normalement on aurait du se barrer en vitesse avec Norbert mais on était comme tétanisés sur place tous les deux. Il s’est avançé vers nous et a fait un geste de la main pour qu’on se lève de là.
…Dangerousse…Very dangerousse boys…! You pas rester ici…!
On s’est relevé mais on tenait à peine debout tellement on avait les guiboles qui flageolaient avec Norbert.
Vous êtes Josh Randall monsieur…?! Hein… Je vous ai reconnu tout de suite vous savez… Vous êtes bien le Josh Randall de la télévision…!
Josh a souri. Et il est vraiment magnifique lorsqu’il te sourit comme ça à pleines dents Josh…
Yes…Josh Randall ! You connaitre Josh Randall frenchie boy ?!
Il a fait semblant de nous tirer dessus avec une carabine rien que pour nous prouver que c’était bien lui en chair et en os, mais il n’y avait plus du tout besoin de ça, car même mon Norbert, qui ne l’avait pourtant jamais vu de sa vie, savait maintenant que c’était lui…
Le camion de dépannage lorsqu’il est arrivé cinq minutes plus tard, et qu’il a embarqué la Porsche à Josh, il nous a embarqué aussi.
C’est Josh qui a insisté pour que l’on vienne avec lui et on a bu une bouteille de Coca-cola tous ensemble à l’arrière du camion. Et encore une autre bien plus fraîche une fois arrivés au stand. Josh il ne nous lâchait plus d’une semelle maintenant, et il nous a offert la visite des lieux tout comme si on était devenus des personnes very importantes pour lui. Il tournait un grand film de cinéma qu’il nous a raconté dans sa langue américaine… Un très grand film de cinéma qu’il a dit.
…Et voilà qu’avec tout ça, le sourire de Josh, et les Coca-cola, et tout le reste aussi, mon Norbert il n’avait plus peur du tout, et même que je crois bien qu’il commencait à les aimer un peu mes Porsche mon Norbert…Et moi…Oui, même que moi avec tout ça, les cocas, et puis tout le reste aussi, j’en oubliai presque que demain on était déjà samedi…

Malinois.

Avertissement de l’auteur : Aujourd’hui, je ne vous propose pas véritablement, chers amis lecteurs-trices, un nouveau texte, mais un texte très remanié… Rien ne doit rester figé, et surtout pas en littérature ! Merci à Dominique (qui avait apprécié le texte original et qui, je l’espère, aimera encore plus celui-ci).

Malinois.

Ce matin-là, il y avait comme un je ne sais quoi qui vous flottait dans l’air.

Ou bien plutôt, un je ne sais qui…

Il est à peu près six heures trente, je rentre du boulot, enfin peut-on vraiment appeler cela un boulot, vigile, car même avec un chien au bout d’une longe, un chien sensé faire peur à tout le monde, ce n’est pas la gloire, et encore moins dans un entrepôt de charentaises…

Maître-chien. Un maître et son chien. Un maître qui en a plein les bottes après une nuit sans sommeil, et puis son chien, ce brave Jean-Claude, qui n’attend plus qu’une seule chose maintenant : une gamelle remplie à ras bord de croquettes !

Si je l’ai appelé Jean-Claude, mon malinois, c’est en l’honneur de JCVD, monsieur Jean-Claude Vandamme, car voilà bien le mec le plus fun que je connaisse sur terre, capable de vous faire le « Grand-técart-facial » en toutes circonstances. Mon idole absolue. J’ai des posters géants de lui affichés partout dans ma cambuse. Et une photo en couleur de sa tronche sérigraphiée sur mon mug du petit-déjeuner. Juste pour dire toute l’admiration que je porte à ce type…

Par contre, dans mon frigo, y’a plus grand-chose a becqueter ce matin. Me serai bien fait un œuf sur le plat, mais y’a plus rien, même pas un œuf. J’ai une sacrée dalle pourtant, et je serai presque à deux doigts de lui en bouffer quelques unes de ses croquettes à mon Jean-Claude. Après tout, si c’est bon pour lui !

Et puis voilà qu’on sonne…

Une erreur forcément. Forcément, parce que j’en ai jamais de la visite. Et surtout comme ça, à l’improviste. Jean-Claude gueule fort. Normal, je viens de le dire, il n’est pas habitué à entendre le dring-dring de la sonnette, le bestiau.

— Nom de dieu… tu vas pas la fermer, Jean-Claude ?!

— …Mais… je n’ai encore rien dit !

Ça, ça venait de l’autre coté de la porte… Avec une très forte odeur de croissants chauds.

J’ouvre.

Et… et merde, c’est Jean-Claude ! Mais le vrai, cette fois ! Le vrai de vrai, en chair et tout en muscles, là, sur mon palier du troisième, avec un plein sachet de croissants au beurre de la boulangerie d’en bas. Et si je peux le préciser sans trop me tromper, c’est qu’il y a écrit « Au pain chaud », qui est le nom de la boulangerie d’en bas, sur le pochon en papier.

Jean-Claude (le chien) renifle l’odeur du beurre frais. Et ça le calme direct. Ce clebs, je ne l’ai pas dressé pour le refus d’appât. Beaucoup trop compliqué à mettre en œuvre.

— Bonjour… Vous êtes bien môsieu Kevin Zoumbill… ?!

Il est tout petit. Et perso, je la voyais beaucoup plus grande que ça, mon idole…

— Hein… ?! Ben, ouais… Zumbiehl… c’est lui… lui-même en personne !

— OK… Moi, c’est Jean-Claude Vandamme ! Je peux entrer ? Je vais vous expliquer le sens de ma visite…

Évidemment, aucun doute là-dessus, il a déjà aperçu les posters de « Karaté magazine » épinglés sur le mur d’en face. Et peut-être même aussi mon joli mug en porcelaine avec sa tronche drôlement bien impressionnée en sérigraphie, et qu’est posé sur la table de la cuisine.

— Prenez donc un tabouret, et ne faites pas trop attention à la déco… !

J’ai sûrement l’air con. Très con…

— Merci ! J’ai apporté des croissants… je peux en donner la moitié d’un à vot’ chien ?!

— Bien sûr, faites donc…

Son regard ultra perçant vient de se poser sur les dizaines de paires de charentaises qui s’accumulent dans un coin de la pièce. Mince, j’aurai du les planquer un peu mieux ces pompes de vieux que je pique en douce au turbin, et qu’ensuite j’essaye de fourguer à la sauvette, histoire de me faire quelques ronds.

— Vous inquiétez pas…

— Hein… ?

— Pour les chaussons en laine ! Je viens pas du tout pour ça… je viens pour votre chien… Jean-Claude !

Jean-Claude (le chien), il a déjà tout avalé du demi croissant au beurre que lui a refilé l’autre (le vrai). Et le voilà maintenant qui en réclame encore, en remuant la queue.

— … Mon chien ?! Vous connaissez mon chien… ?!

— Pas personnellement, mais disons qu’on m’en a beaucoup parlé… des amis à moi de Losse Angelesse. Vous ne le savez peut-être pas, Kevin, mais votre chien est devenu une sacrée vedette chez nous !

— …Ah bon… ? J’savais pas !

— Ben, quand même ! C’est bien lui qui a retrouvé la petite américaine qui s’était perdue dans le bois de Boulogne, la semaine dernière ?!

— Ah, ouais… la petite… la petite qui s’était perdue… c’est vrai, j’y pensai déjà plus à cette petite-là ! Vous voulez peut-être un café avec vos croissants… ?

L’histoire de cette petiote du bois de Boulogne n’est pas très compliquée à raconter.

Cela s’est passé une après-midi. Une après-midi que je me baladais avec Jean-Claude, dans les allées du bois. J’aime bien aller traîner par là-bas, car d’un coté ce n’est pas très loin d’ici, et puis surtout, j’ai toujours aimé les grands arbres, et toute la verdure en général, cela m’aère la tête de respirer un peu de chlorophylle, et d’entendre les petits oiseaux chanter, et quelques fois, il y a même des écureuils aussi qu’on peut voir si on a de la chance. Et puis, pour le chien, c’est très bon aussi. De temps en temps, je le lâche un peu et il coure après les travelos du bois ; ça le défoule et lui fait un bon entraînement, à mon Jean-Claude. Juste un brin dommage qu’il ne sache pas grimper aux arbres, lui… comme le font si bien les écureuils…

Pour en revenir à ce jour-là donc, voilà pas qu’on tombe, tous les deux, sur un attroupement. Et pour une fois, ce n’était pas un pauvre type qui s’était fait piqué dans le lard par une michetonneuse pour une raison ou pour une autre, que, ceci dit en passant, le plus souvent on devine très bien pourquoi l’embrouille est arrivée, non, là, c’était des touristes américains qui ameutaient la forêt entière parce qu’ils avaient perdu leur gamine de sept-huit ans qui avait échappé à leur vigilance. La mère pleurait comme une grosse madeleine de Proust, et le père n’était pas beaucoup mieux à regarder. Et alors, c’est là que mon Jean-Claude il a fait très fort…

Perdant pas le nord, je lui fais renifler sur le champ un mouchoir que la petite s’était bien essuyé les mains et la bouche dedans, après avoir mangé une gaufre à la chantilly. Et le voici parti à fond de train dans la direction de l’hippodrome de Longchamp. La crème chantilly, faut pas trop lui en promettre à mon Jean-Claude, un gueulard de première ce clébard, alors cinq minutes plus tard il me l’avait déjà retrouvée la jeune fugueuse. Elle se tenait là, bien tranquillou, à coté d’un individu en pardessus gris avec des bonbecks plein les fouilles, et une braguette grande ouverte. Enfin bref, je suppose que ce n’est pas la peine de vous faire un joli dessin au fusain pour vous expliquer le topo.

Je me suis occupé de la gamine, et Jean-Claude du type en pardessus gris, qui était, comme qui dirait, une véritable aubaine tombée du ciel pour son entraînement quotidien. Y’avait vraiment pas mieux comme situation, surtout que des caramels à mon Jean-Claude, c’est comme la crème chantilly, faut pas trop lui en promettre non plus… !

Les Amerlocks étaient tout heureux d’avoir retrouvé leur chère progéniture saine et sauve. Congratulations, comme ils disent là-bas, un selfie avec le chien et la petite pour leur faire plaisir, et puis on a échangé nos adresses postales respectives, et ils m’ont dit que je serai toujours le bienvenu, you are welcome !, chez eux aux States, si par hasard l’envie me prenait un jour de venir leur rendre visite. Voilà ! C’est tout ! Ensuite, on s’est rentré paisiblement chez nous, avec mon Jean-Claude, et l’histoire de la gamine s’arrête là. Ouais, pas plus à raconter.

Le café bien chaud je lui verse dans mon mug à JCVD. Et ça me fait bizarre quand même de le voir boire là-dedans. Et puis ensuite, j’attends qu’il me cause maintenant, surtout que je n’ai pas tellement grand-chose à lui dire moi de mon côté. Faut voir que je suis encore sous le choc et pas mal impressionné par cette visite inattendue.

— Bon… je ne vais pas y aller par quatre chemins, Môsieur Zoumbill… votre chien… je serai prêt à vous le racheter !

— … Jean-Claude ?! Vous voulez m’acheter Jean-Claude… ?! Mince alors, je parie que c’est pour le faire tourner dans l’un de vos films ?!

— Un film ? Mais non ! Pas du tout môsieur Zoumbill… pas du tout ! Vous savez, moi j’aime les bêtes, toutes les bêtes ! Parce que les bêtes comme votre chien, elles sont souvent beaucoup plus aware que nous autres, les êtres humains ! Vous comprenez ça, môsieur Zoumbill… ?

Évidemment, vous vous doutez bien que les citations célèbres à JCVD, je les connais presque toutes par cœur. Je les ai même notées sur un petit carnet à spirale que je m’étais acheté à la F’naque, là où je bossai avant l’entrepôt de charentaises. Et avant que ces cons ne me virent sans indemnités que soit-disant ils m’auraient vu piquer des trucs dans les rayons…

— Euwèrre… ? Euwèrre ! Mais bien sûr que ça me parle euwèrre ! «Tu regardes à l’intérieur de toi et tu deviens euwèrre of your propre body !» c’est bien de vous ça, hein… ?!

JCVD me regarde. Fixement. Puis, détourne la tête, et scrute attentivement maintenant les posters sur le mur… tous… un par un… et toujours sans dire un mot… Doit réfléchir à fond dans sa tête, je le sens bien.

— Bon… des conneries, c’est vrai que j’en ai dit pas mal, Môsieur Zoumbill ! Mais, maintenant c’est fini tout ça ! Maintenant, il n’y a plus qu’une seule chose qui m’intéresse… la réincarnation !

— La réincarnation… ?!

— Oui… c’est exactement ça, la réincarnation ! Et voyez-vous, Kevin, il y a de très fortes probabilités qui me laisseraient à penser que je me sois réincarné dans votre chien… !

— … Mon chien… ? Mon Jean-Claude à moi ?!

— Oui… ce Jean-Claude-là !

J’observe Jean-Claude (le dog), qui réclame toujours un autre bout de croissant en remuant la queue. Je sais que tant qu’il y en aura, il ne lâchera pas le morceau, mon pépère…

— Mais… attendez un peu… pour se réincarner dans quelque chose… faut-il pas mieux être mort avant… ?!

— Si, en théorie, mais cela est tout de même toujours possible avant dans des cas bien particuliers, je me suis renseigné pour ça… et puis regardez bien… si vous l’avez appelé Jean-Claude, ce chien, c’est tout de même un signe qui ne trompe pas, non ?!

Maintenant, je les zieute alternativement, Jean-Claude, le karatéka belge, d’un côté et Jean-Claude, le berger belge, de l’autre, et bien sûr je ne vous cache pas que j’ai comme un doute ! Mais, je sais aussi qu’il a toujours réponse à tout JCVD, c’est un peu dans sa nature d’avoir réponse à tout, alors…

— Ah… c’est vrai que maintenant que vous m’le faites remarquer …

— Quoi… ?!

— Des fois, il est drôlement bizarre, ce clébard ! Il me regarde comme s’il avait envie de me parler pour de vrai !

— Ah, vous voyez, quand je vous le dis !

— Mais, du coup alors, pour ma tante Jeannine…

— Qui ça… ?

— Ma tatie Jeannine… p’tête que ça pourrait bien être ça aussi ?! Ouais, la réincarnation… pourquoi pas, maintenant que j’y pense…

— …Quoi ?! Quoi donc ?

— Ben, elle a du poil aux pattes qu’y lui a poussé comme ça d’un peu partout, et puis des fois, la nuit, elle se met à hurler à tue-tête… comme… comme un loup-garou ! Tiens, là, rien que d’y penser, ça me fout des frissons !

— …Ouais… cela vaudrait effectivement le coup d’observer le phénomène de plus près !

— Bon… et pour voir un peu… combien que vous me l’achèteriez, mon Jean-Claude… ?!

À JCVD, qui est reparti finalement avec Jean-Claude (le chien incarné), j’ai réussi à lui refourguer aussi une jolie paire de mes tatanes à rayures bien fourrées. Ça tombait bien, j’avais sa pointure en stock. Du quarante-deux et demi…

Mister « Now »

Le jour où j’ai rencontré l’homme qui se prenait tout le temps pour un autre, je n’étais moi-même pas très bien dans ma peau…
Mon premier roman, « La vie extraordinaire d’Ernest », avait obtenu un tel succès que j’avais rapidement pris la grosse tête, et une augmentation de volume toute aussi démesurée des chevilles. C’était bien simple : j’enflais d’un peu partout !
D’autre part, et cela était beaucoup plus inquiétant encore, je n’avais plus la moindre inspiration créatrice. Depuis plusieurs semaines en effet, mes pensées flottaient littéralement dans un vide quasi absolu, et la seule vue, même furtive, d’une banale feuille blanche vingt-et-un-vingt-neuf-sept, me donnait immédiatement la nausée…
Mon éditeur, Albin Michel, un homme très charmant par ailleurs, qui avait une habitude bien rodée maintenant de ce genre de symptômes chez ses protégés les plus doués, m’avait proposé d’aller me ressourcer en Provence, mettant gracieusement à ma disposition sa très belle maison de vacances d’Eygalières, nichée au pied des Alpilles.
— …Amélie en est revenue toute changée ! Et pendant que vous y êtes, allez donc faire un tour de ma part chez le célèbre mister « Now » qui est mon voisin ! Vous verrez… Cela devrait vous faire énormément de bien de le rencontrer !
Ce mister « Now » était une très grosse pointure.
Déjà des dizaines de best-sellers publiés, et tous traduits en plusieurs langues, dont le mandarin et le breton.
Sa spécialité ? Se prendre pour les autres. Des personnages connus généralement, car cela était tout de même beaucoup plus vendeur, mais il ne faisait aucun doute que n’importe qui, pris au hasard dans la foule des anonymes, aurait tout aussi bien pu faire l’affaire, tant son talent pour raconter la vie des autres était immense…
J’avais vraiment hâte de le rencontrer.
Dès le lendemain matin, je me jetai avec armes et bagages Vuiton, dans un TGV Corail, qui lui même me propulsait en première classe, et en moins de trois heures, sur le quai de la gare d’Avignon, d’où le chauffeur de mon taxi, qui sentait bon la clope froide, se senti obligé de me faire faire la tournée des grands ducs.
— Regardez bien… Là, tout au bout de ce chemin… c’est l’ancienne baraque de Stone et Charden… mais maintenant c’est une milliardaire brésilienne qui l’occupe… ! Et tenez ici, c’est chez Amanda Lear ! Vous voyez bien sur qui est Amanda Lear… ?!
Évidemment, affreux Bébert, et vulgaire ersatz d’Huber de Province, que je sais qui est Amanda Lear ! J’ai tout de même quelques références en matière de littérature de qualité du début du XX ème siècle… !
La maison d’Albin avait beaucoup de charme. L’épouse de son gardien également. Elle se prénommait Jean-Claude, ce qui ne gâchait rien, portant ce doux prénom, ainsi qu’une fine moustache à la Clark Gable, avec une grâce à peine voilée. Aussitôt débarqué, je lui dédicaçai mon roman, qu’elle avait lu plusieurs fois de suite, m’avoua-t-elle, tout en se pâmant d’émoi.
— Et je vous ai aperçu l’autre soir à la télévision, chez monsieur Pivot… Votre costume bleu en alpaga était magnifique !
— C’est du taillé sur mesure ! D’ailleurs je vous recommande de faire bien attention en repassant mon linge… merci ma jolie !
Après l’avoir gratifié d’une petite claque de bienvenue sur les fesses, je plongeai , nu, sans attendre plus longtemps, dans la piscine à débordement. Son eau était chauffée à vingt-huit degrés par une pompe à chaleur, et la filtration fonctionnait sur le principe d’une osmolyse au sel. Ensuite je réclamai un thé bien glaçé, et des biscuits à la cuillère, que l’on me servit avec beaucoup de diligence dans du Moustier-sainte-Marie. Et j’étais déjà beaucoup mieux…
C’est le lendemain matin que je rencontrai enfin notre fameux mister « Now ».
Franchement, j’aurai très bien pu y aller à pied, car il y avait à peine cent cinquante mètres à faire, mais j’ai fait rappeler le taxi de la veille, rien que pour l’emmerder. Je lui offris également un petit sapin désodorisant, qui sentait bon les chiottes parfumés, et qu’on accroche volontiers au rétroviseur intérieur des bagnoles, espérant bien le vexer pour de bon cet abruti.
Mister « Now » était chez lui, ce qui tombait plutôt bien, finalement, pour le rencontrer. Il me reçut fort aimablement, la main droite glissée dans son veston en velours côtelé…
— Aujourd’hui je me prends pour Napoléon… ! Mais hier, j’étais le chanteur Dave, et du coup j’ai bu de la camomille au jasmin toute la journée !
— Enchanté ! Moi, c’est Ernest Salgrenn !
— Alors comme cela, vous aussi, écrivez… ?!
— Oh, si peu, comparé à vous ! seulement deux cent quatre-vingt-sept pages tout au plus pour le moment !
Et je lui présentai, avec beaucoup de fierté, un exemplaire de mon bouquin que j’avais eu la très bonne idée de prendre avec moi.
— Tenez « Now »… je vous l’ai déjà dédicacé… j’ai mis : « A Charles Bukowski, alcoolique et poète de grande envergure »… ! Désolé, mais je n’avais pas du tout prévu pour Napoléon… ! Évidemment, si vous le désirez, je peux toujours changer ?!
— Non ! Surtout pas malheureux ! Bien au contraire, j’étais Bukowski pas plus tard que jeudi dernier, alors vous voyez ; ce n’était pas une si mauvaise idée ! Bon… Vous prendrez bien un petit verre de cognac avec moi ?
Alors on a bu, et re-bu, et bu encore…
Je dois dire que ce mister « Now » tenait particulièrement bien la bouteille. Moi aussi. On a causé ensemble dédoublement de personnalité. Le sujet s’imposait de lui-même, je crois.
— Et à vous, cela vous arrive aussi de temps en temps de vous prendre pour quelqu’un d’autre… ?!
— Ben… J’ai déjà pris un pseudo pour écrire !
— Ouais, c’est vrai que c’est un très bon début !
Mister « Now » m’a remercié lorsque nous avons terminé la deuxième bouteille de cognac Martell Cohiba extra. Il se faisait tard déjà, et mon hôte devait impérativement dormir dans un fauteuil crapaud un petit quart d’heure, pour se remettre de ma visite.
— Revenez donc demain, je me prendrai pour Françoise Sagan, et on se fera livrer de la bonne !
— Mais… Je ne voudrais pas non plus abuser de votre hospitalité, sire !
Le taxi, qui attendait devant le portail en fer forgé andalou depuis ce matin, m’a ramené chez moi en moins de deux minutes montre en main. Enfin, chez l’Albin, mais cela était presque la même chose maintenant.
Comme la femme du gardien avait eu la très bonne idée de demander a quelques unes de ses meilleures copines d’école de venir se baigner à poil dans la pistoche, j’ai eu finalement beaucoup de mal à m’endormir tout de suite…
Le lendemain matin, frais comme un gardon, car j’ai de la ressource, et puis un foie qui en a vu d’autres, je déboulais de bonne heure chez mon nouvel ami mister « Now ». Et je fus surpris, car apparemment il avait changé d’idée, ne reconnaissant pas du tout Françoise Sagan lorsqu’il m’accueillit sur le perron…
— Ouais, je sais mon vieux, j’ai finalement changé d’avis dans la nuit en lisant votre roman… Voilà que je me prends pour vous aujourd’hui !
— Merde ! C’est bien ce qui m’avait semblé ! En vous voyant j’ai eu tout de suite cette très vague impression de me reconnaitre un peu !
— Cela ne vous dérange pas de trop, je l’espère… ?
— Je ne sais pas encore… Il faut dire que je n’ai pas tellement l’habitude, c’est la première fois que je suis confronté à la chose, vous savez !
— Bon… entre donc ! On va boire un coup ! Champagne, cela te convient ?!
— Ah… Parce qu’on se tutoie maintenant ?!
— Ben, on ne va tout de même pas faire des chichis entre toi et… toi, non ?!
— …Alors d’accord, mais dans ces conditions, t’aurais pas plutôt une bière ?!
Et on a bu. Des bières, et plein d’autres liquides qui moussent un peu moins. On a fûmé aussi. Mister « Now » se comportait exactement comme moi, jusque dans les moindres détails. J’étais vraiment très impressionné par autant de mimétisme.
— Et tu comptes rester moi longtemps… ?!
— Je ne sais pas encore… un jour ou deux… peut-être même une semaine pourquoi pas, si je me sens vraiment bien dans ta peau… Mon record c’est avec Sylvain Tesson… Je suis resté enfermé dans la remise à outils qui est au fond du jardin, avec une caisse de Vodka russe, pendant plus d’un mois d’affilée… ! Une magnifique et enrichissante expérience humaine !
— Je n’en doute pas un seul instant ! Mais…
— Quoi… ?
— Je risque quand même peut-être quelque chose si cela devait durer un peu trop longtemps, non… ?!
— Certainement pas ! Absolument personne ne s’est plaint jusqu’à présent tu peux me croire ! Bien au contraire, car cela fait toujours du bien de pouvoir se reposer un peu sur soi-même de temps en temps !
C’est relativement tard dans la soirée, que je suis rentré de chez moi. Je me sentais effectivement beaucoup plus léger. Comme libéré d’un poids, et comme véritablement transformé peut-être même…
Je me suis jeté alors, sans trop réfléchir, sur ma machine à écrire, et j’ai écris frénétiquement toute la nuit…
Au petit matin, Jean-Claude m’a trouvé dans la chambre, un peu hagard, et totalement épuisé, je venais de terminer mon deuxième roman… Trois cents pages, d’une seule traite d’une seule ! Et je n’avais plus maintenant qu’à le signer…
— Thé ou café… mister « Now » ?
— Du café, Jean-Claude… Oui, s’il-vous-plaît, un très grand bol de café ce matin !

Quatre francs et vingt-cinq centimes.

J’étais jeune et beau.
Et puis j’avais toute la vie devant moi…
Je venais d’échouer à l’examen du baccalauréat pour la troisième fois consécutive, certainement un record dans mon académie, et ma famille profitant de cette occasion inespérée, m’avait fichu dehors manu militari, arguant que je leur coûtais bien trop cher…
Pourtant je ne me plaignis pas, après tout j’avais eu ma chance, et, si j’étais nul, certes, je conservais toujours quoi qu’il arrive la fierté d’une superbe régularité dans la médiocrité…
La veille, porte de Clignancourt, pas très loin d’ici, on avait abattu Jacques Mesrines au volant de sa grosse BMW. L’ennemi public numéro un de notre beau pays. J’avoue que j’avais eu aussitôt une pensée émue pour le numéro deux de la liste officielle du 36 quai des orfèvres, qui devait en avoir bien gros sur la patate de se retrouver du jour au lendemain propulsé « number one » dans le collimateur de tous les flics de l’hexagone. Il y avait parfois des compétitions où il valait mieux ne pas se retrouver dans le peloton de tête, histoire simplement d’être un peu plus peinard… !
Si aujourd’hui j’avais peut-être bien la vie devant moi, la réalité était tout de même que je n’avais pas une pléthore de réelles opportunités pour en faire quelque chose de convenable.
— Et pourquoi tu ne rentrerais pas dans l’armée… ?! Là au moins tu seras logé et nourri à l’oeil ! qu’avait lancé mon beau-père, un ancien sergent-chef de la coloniale.
— J’aime pas le kaki !
Je n’aimais surtout pas les vieux cons dans son genre qui picolent et déglinguent leurs femmes dès qu’ils sont bourrés comme un coing.
Vivre dans la rue n’est pas très marrant.
Même à dix-huit ans lorsque tu possèdes pourtant des aptitudes certaines à te fendre la pipe pour trois fois rien. Pour un oui, ou pire, pour un petit non.
Dans ces conditions précaires, ton avenir se résume généralement à un simple bout de macadam de quelques mètres carrés, qui pue la crotte de clébard, et qui ne te mènera jamais nulle part.
— Il y a deux « p »… !
— Hein ?!
— Là… sur votre carton mon ami… « J’en apelle à votre bon coeur messieurs dames »… Hé bien… il y a deux « p » au verbe appeller !
— Ah bon… ?! Merci ! Faut pas m’en vouloir j’ai jamais été très bon à l’école ! Sinon plutôt qu’un Bescherelle, dites donc, z’auriez pas plutôt un franc ou deux à m’refiler par hasard… ?!
Le type devant moi n’était pas bien épais. Plutôt d’une espèce taillée à coups de serpe dans une queue de cerise. Mais il en imposait pourtant… Un regard qui vous transperçait telle une lame bleutée en acier trempée.
Et puis ses mains aussi. Fines. Magnifiquement belles…
Des mains comme tu n’en voient pas tous les jours, oh oui, ça tu peux me croire sur parole mon pote ! Des mains que tu sais déjà, et rien qu’en les apercevant pour la première fois toutes les deux, dépassant, toutes fragiles pourtant, des manches d’un pardessus en flanelle, qu’elles vont tout de suite se tendre vers toi et te faire du bien ces mains là. Beaucoup de bien et pour toute ta vie peut-être même…
— Alors… Vous n’avez pas de travail ?
— Mais si ! Bien sur que si ! Je travaille aux impôts ! Là, le trottoir, c’est juste pour me faire un peu de blé en plus… au black !
— Bravo ! C’est bien d’avoir de l’humour… Surtout lorsqu’on se retrouve dans une situation aussi désespérée !
— Désespérée… ?! Mais où voyez-vous du désespoir vous ici… ?! Ça s’voit donc pas que j’baigne dans le bonheur… ?!
Il sort un truc de la poche intérieure de son veston. Et c’est pas du pognon, juste une carte de visite.
— Le bonheur… le bonheur… Ah le bonheur, mon ami… c’est bien beau ! Mais manger à sa faim je crois que ce serait déjà un bon début pour commencer ! Savez-vous ce que disait Jean Giraudoux, que j’ai très bien connu par ailleurs… « Dieu n’a pas prévu le bonheur pour ses créatures : il n’a prévu que des compensations… » ! Bon… écoutez-moi… Si vous désirez vraiment vous en sortir… Hé bien je pense avoir la possibilité de vous aider… !
Il se baisse et me tends la carte, mais je refuse de la prendre…
— M’aider… ? C’est pas un plan foireux au moins… ?! J’vous préviens tout de suite j’suis pas pédé !
— Mais moi non plus mon cher… ! Qu’est-ce que vous allez donc imaginer là voyons ! Non, je recherche simplement quelqu’un comme vous qui me rendrait deux ou trois petits services de temps en temps… Et je suis persuadé que vous feriez l’affaire ! Vous verrez, ce ne sera pas très compliqué, quelques papiers à ranger, un peu de ménage dans mon bureau, et de temps en temps quelques courses chez mon éditeur… et puis j’en profiterai aussi pour vous faire réviser votre grammaire !
— De la grammaire… ? Vous voulez m’embaucher pour que j’apprenne la grammaire ?!
— Mais non, pas du tout ! Disons que cela serait simplement une façon de… tiens… disons de nous changer un peu les idées ensemble !
— Et ça serait bien payé vot’ boulot… ?
— Je ne sais pas… Mais je pense que oui !
— Comment ça je pense que oui… ?! Mais moi j’veux pas être exploité mon vieux ! On doit se mettre d’accord avant sur le salaire… On ne peut pas faire n’importe quoi vous savez de nos jours car je sais très bien qu’il y a un minimum syndical à respecter maintenant lorsqu’on embauche quelqu’un !
Il reste perplexe. J’aurai pas du lui causer du minimum syndical peut-être bien… Surtout que pour discuter conditions de travail il vaut mieux être en position de le faire. Là, je suis assis par terre sur un trottoir bien dégueulasse, je n’ai quasiment rien becqueté depuis deux jours, et pour toute fortune personnelle ne possède que ces quatre francs et vingt-cinq centimes se trouvant dans cette gamelle en fer blanc posée devant moi…
— …Bon… Entendu… Alors… vos prétentions… ?
— Quoi… ?!
— Pour quelle somme accepteriez-vous de travailler pour moi ? Fixez donc vous-même votre tarif et je verrais bien ensuite si cela me convient ou pas !
— …Ok… Quatre francs et vingt-cinq centimes de l’heure… !
— De l’heure… ?!
— Ben oui… De l’heure ! Pourquoi ? C’est beaucoup trop à votre avis… ?!
— Hein… ? Non… Enfin il ne me semble pas ! Bon… Et logé et nourri gratuitement en supplément… Dans ces conditions vous seriez donc partant… ?
Il me représente sa carte de visite, et cette fois je la saisi.
— Et je commence quand… ?!
J’ai eu vite fait de faire d’énormes progrès en grammaire, et puis en orthographe aussi. Et pour la bonne conduite je ne vous en parle même pas. L’imparfait du subjonctif et les bonnes manières sont deux atouts majeurs à ne jamais négliger pour réussir correctement dans la vie !
Et j’ai même repassé mon bachot… Mention très bien cette fois !
Et après cela, vous n’allez surement pas le croire non plus, mais contre toute attente, je l’ai finalement eu cette vie magnifique, trépidante, incroyablement riche en amitiés, et en amour aussi, tellement intense, tellement belle dans le partage…
Alors merci à toi mon ami… merci de m’avoir tendu la main ce triste matin du trois novembre 1979… Mille fois merci… Ami merveilleux et second père pour moi, qui n’avait jamais osé m’avouer que lui aussi avait échoué au baccalauréat lorsqu’il s’était présenté à l’examen pour la première fois… !
Et, sur la carte de visite donnée ce jour là, et que j’ai bien sur conservée très précieusement jusqu’à ce jour, on pouvait lire ce nom : Monsieur Jean d’Ormesson…
Moi, juste en dessous, j’ai rajouté plus tard : Un homme bien…

« les portes de l’avenir sont ouvertes à ceux qui savent les pousser… » Coluche

Chiasse royale…

NDA : Ressorti des archives because c’est un peu d’actualité en ce moment… !

Et surtout ne cherchez pas « La Poluche » sur vos cartes de France… Vous vous fatigueriez pour rien car, même sur Google Earth la photo satellite du coin est complètement floue ! À croire que ce bled n’existe pas ! Et pourtant…

Et pourtant, c’est bien là que j’habite depuis une dizaine d’années maintenant, et où la seule véritable indication pour trouver l’endroit serait donc ce petit panneau en bois, que j’ai planté moi-même, tout en bas du chemin, à environ trois kilomètres d’ici, à l’intersection de la route départementale.
« La Poluche, route privée, accès interdit« … Au moins cela à le mérite d’être bien clair sur mon souhait à recevoir des visites !
Il y a seulement trois baraques dans ce hameau perdu. Dont deux en ruines. Quant à la troisième, je la retape, seul et avec des moyens qui sont plutôt limités. Mais, je ne suis pas pressé, j’ai le temps. D’ailleurs, le temps, c’est peut-être bien ma seule vraie richesse. Certes, elle s’épuise un peu chaque jour qui passe, mais en théorie il devrait m’en rester encore un chouia sur mon compte…
La Rolls-Royce noire, je ne l’ai pas du tout entendu arriver… À cause sûrement de la bétonnière, pleine ras la gueule, et qui tournait plein pot…
J’ai coupé le moteur de la bécane, et je me suis avancé, ma pelle à la main. Un type est descendu, tel une flèche, du coté droit de la bagnole. Deux mètres de haut à la louche, et la gueule toute rougeote, comme sortie d’un four à pizza.
Ohé, meusieu… Good morning… ! Escuisé mi… est-ce que vous… hum… water closet dans le maison à vous… ?!
Il est vrai que j’en ai vu quelques-uns, des frapadingues, des agités du bocal, des torturés des boyaux de la tête, dans ma vie ! J’ai même bossé pendant un certain temps dans un asile psychiatrique, c’est pour vous dire ma connaissance approfondie du sujet. Un job de dépannage, pas très bien payé, mais dès que tu avais bien repéré ceux qui avaient le droit de sortir du bloc, le soir (les soignants, comme ils se la racontait entre-eux), se révélait finalement assez cool…
Néanmoins, celui-ci, avait quand même l’air rudement tartiné.
— Dites… c’est bien une Phantom III, hein… ?! Ouaah… la grande classe, mon pote ! Mon grand-père avait exactement la même juste avant la guerre ! Mais, en 40, il l’a démontée en pièces détachées, et puis l’a coulée, morceau par morceau, dans du béton pour que les Bosch ne lui prennent pas ! Pas con, le vieux, hein… ?!
Le rougeaud enlève sa casquette, jette un coup d’œil à la bétonnière, puis à ma pelle, sur laquelle je suis appuyé…
— Yes Sir, Phantom III ! Mille neuf cent trente-sept, mais… j’insiste… avez-vous cabinet toilette… ?!
— Of course ! Sûr que vu comme ça c’est peut-être pas Versailles, mais quand même… J’ai l’eau courante et puis des chiottes qui fonctionnent pas trop mal !
— Good… Perfect ! Alors s’il-viou plaît… est-ce que la reine peut utiliser le toilette maintenant ?!
— Quoi ?! Qui ça… ?! La reine… ?! Mince, alors ! M’dis quand même pas que tu trimballes notre miss France là-dedans ?! Mais bien sûr, qu’elle peut venir caguer chez moi, ta p’tit’reine ! Attends un peu… y’a aussi Jean-Pierre Foucault avec… ?!
— Jean-Pierre Foucault ? But… who is Jean-Pierre Foucault ? No, sir, nous sommes seulement avec la queen Elisabeth two… Sa majesté et moi seulement dans le voiture !
L’après-midi s’annonçait pourtant plutôt bien, la ferraille était en place, et j’avais prévu de couler une dalle d’environ cinq par dix et d’une épaisseur d’environ quinze centimètres. Tranquillo, pépère, la routine habituelle, quoi !
C’est à ce moment précis de mes réflexions intimes, et toutes maçonniques, que la porte arrière de la limousine s’est ouverte en grand…
— Et merde, tiens ! C’est la reine d’Angleterre… !
Sorry sir ! Merci biocoup de bien vouloir m’accorder la possibilité d’utiliser vos commodités… Je suis…
— La reine d’Angleterre !
— No… ! Enfin si, of course que je suis la Reine ! Mais je voulais dire que je suis… ho… comment vous le dire… em-bar-ras-sée ! Tout cela c’est à cou-ôsse de le pastèque !
— La pastèque ! Pas, Le… mais… LA pastèque qu’on dit ! Avec, bien sûr, tout vot’ respect du à vot’ rang, mon altesse !
Elle se marre, la kouinne Elizabeth… ! Pour une fois c’était peut-être bon signe, allez savoir, parce que généralement, le courant ne passait pas toujours très bien entre bibi et les têtes couronnées… Pour tout vous avouer, ce n’est pas trop ma came, les monarchies, n’arrivant pas bien à voir l’intérêt de conserver ces gens-là au vingt-et-unième siècle… pour résumer, en deux mots, disons que j’ai plutôt tendance à être du bon côté de la guillotine… enfin bref… On n’est pas là non plus pour refaire le monde…
— Nous avons malheureusement mangé de la pastèque à midi et…
— Et maintenant, je parie ma paie contre la vôtre que vous avez chopé la cagagne ?! Faut pas vous inquiétez votre altesse sérénissime, c’est tout à fait normal, ça ! La pastèque, c’est comme le melon, faut vachement s’en méfier quand on n’a pas l’habitude ! Bon… j’vous montre le petit coin ?! Vous me suivez ? Faites pas trop gaffe à mon bordel… j’avais pas vraiment prévu d’avoir de la visite aujourd’hui ! Vous savez bien ce que c’est, hein ? quand on est à fond dans les travaux, on n’a pas trop le temps de faire le ménage à fond tous les jours… !
M’a suivi gentiment, la Queen, son petit sac Kelly de chez Hermés à la main. J’étais fier, un peu comme un mec sans une seule thune en poche, qui viendrait de tomber par hasard sur un billet de cinquante euros, flottant dans un caniveau. Ensuite elle a fait ses besoins. Comme tout le monde, je dirai. Puis, je lui ai proposé un verre d’eau, avec un Immodium lingual (à 2 milligrammes), retrouvé dans le tiroir de mon armoire de salle de bain, mais périmé depuis un petit moment quand même. Elle en a pas voulu de mon comprimé, mais, à la réflexion, je me dis que c’était peut-être pas plus mal, car si elle devait clamser la reine mère à cause de mon cacheton périmé, j’aurai probablement eu de sérieux ennuis ensuite avec les English, qui sont, et c’est bien connu du monde entier, Commonwealth y compris, jamais les derniers pour vous chercher des poux dans la tête… Perfide Albion, qu’on dit même, c’est pas pour rien, non… ?!
Comme elle n’avait pas l’air plus pressée que ça de repartir, maintenant qu’elle s’était soulagée, je lui ai fait faire un petit tour du propriétaire. Forcément, cela a du la changer un peu de son Buckingham Palace, mais elle a quand même bien aimé ma déco.
— Et je vous félicite aussi pour le choix de vos coloris, monsieur Salgrinne… vous avez le goût très sûr, il me semble… !
Et, ce compliment faisait toujours plaisir venant de quelqu’un comme elle, toujours fringuée comme une pochette surprise de la foire du Trône. Je trouva aussi qu’elle causait vachement bien le français, Elizabeth, et je le lui fis remarquer par politesse.
— Vous parlez rudement bien not’ langue, vot’ sérénité ! Encore mieux, peut-être, que Jane Birkin, qui vit pourtant chez nous depuis plus de quarante ans !
— Oh, mais je n’ai aucun mérite, car je parle tous les jours à mes chiens dans cette langue… j’ai remarquée qu’ils écoutaient bôcuiou mieux lorsqu’on leur parlait frenchy… !
L’anecdote méritait absolument d’être soulignée.
— Bon… je vous garderai volontiers à souper, ce soir, mais, j’ai bien peur de ne pas avoir grand-chose à vous proposer !
Sorry, c’est très gentil, monsieur Salgrinne, mais je ne vais pas pouvoir rester plus longtemps malheureusement… on m’attends à Nice, ce soir… une autre fois peut-être… Who know… ? Oui… qui sait… ?!


Avant qu’elle ne parte, la Queen, on a quand même fait un petit selfie. Tous les trois, avec son chauffeur, et puis la Rolls, dans le fond. Mais… je ne pourrai même pas vous le montrer… une mauvaise manip’ et… c’est vraiment trop bête… ! je l’ai effacé sur mon Iphone two… !

Gégé

La neige s’annonce enfin, je rallume le feu éteint dans la nuit.
J’aime ces toutes premières neiges d’octobre qui apportent avec elles un très agréable sentiment de sécurité qui me réconforte presque autant que ma Remington automatique toujours à portée de main.
Dans ce repère d’altitude, j’ai largement de quoi tenir jusqu’au début du printemps prochain, les coffres sont pleins à craquer et le bois ne manquera pas.
Mais, j’ai surtout de bons livres en réserve.
On oublie assez facilement la faim, le froid, et même la profonde solitude, avec un bon bouquin posé sur les genoux.
J’avoue bien volontiers qu’en apercevant par la fenêtre cette énorme tache brune, qui se mouvait péniblement dans la neige, j’ai tout d’abord cru à un ours.
Mais il n’y a pas d’ours par ici…
Quelques loups, solitaires la plupart du temps, traînent parfois dans le coin, mais je n’ai jamais vu un ours à ce jour. Et encore moins avec une valise à roulettes dans chaque main… !
Je me suis dit ensuite qu’il fallait tout de même être un peu con sur les bords, et particulièrement imprudent, pour se balader ainsi dans la forêt en cette saison, avec un tel manteau de fourrure sur le dos. Un accident est si vite arrivé. Mais, fort heureusement pour ce zigoto à poils, je pouvais me vanter d’avoir encore une assez bonne vue. Ce qui l’a surement sauvé de bien du tracas…
Je l’ai donc laissé s’approcher tranquillement, comme si de rien n’était. Puis, lorsqu’il est arrivé enfin devant la porte, j’ai encore attendu un peu…
— Hé ho… ! Y’a quelqu’un ici… ? Excusez-moi de vous déranger mais j’ai besoin d’aide… !
Et le choc ensuite… Car je l’avais reconnu dans l’instant… cette voix… Mon Gérard… Mon Gégé à moi… ! Il était là… Derrière ma porte… ! Nom d’un sapin de Noël avec toutes ses petites boules en verre ! J’pouvais pas le croire ! Mon jean Valjean, mon Christophe Colomb, mon Jean de Florette, mon Vatel, Mes Valseuses, mon Danton, mon Rodin, mon fort Saganne, mon Obélix, mon Maheu, mon colonel Chabert, mon Napoléon… Non… pas Napoléon… ! Et mon dernier Métro aussi… Bref… Le grand Gégé en personne était là, derrière ma porte !
Je pose vite fait ma carabine contre le mur, et j’ouvre.
— …Ah… Y’a quelqu’un… alors j’suis sauvé… !
— …Pas sur… ! Faut pas trop vous fier à la moustache… J’suis pas la mère Théresa non plus !
— Alors ça tombe bien ! C’est surtout d’un mécano dont j’ai besoin… !
Il me tend franchement la main le Gégé, mais avec l’oeil du mec qui en rajoute un peu trop dans l’élan de spontanéité, très certainement pour ne pas vous montrer tout de suite qu’il a de graves emmerdes, et qu’il ne serait pas du tout impossible aussi qu’il vous en fasse profiter très rapidement…
— Entrez donc… On va toujours voir ce qu’on peut faire pour vous !
— Merci c’est gentil de votre part…
Il se tape la Chapka sur les cuisses, et secoue énergiquement sa fourrure avant d’entrer. J’apprécie le geste, cela me gonfle vraiment de devoir passer la serpillère toutes les cinq minutes.
— Vous venez d’où comme ça… ?! D’en bas ?!
— Ben non… D’en haut plutôt !
— D’en haut… ?! Mais y’a rien du tout en haut !
— J’ai bien vu ça ! Et on se les pèle encore plus qu’ici !
Il est rouge comme un gratte-cul mon Gégé. L’aime pas trop le froid, la star.
— Allez… débarrassez-vous donc de votre peau de bête, et venez vous asseoir près du poêle… On sera beaucoup mieux pour discuter !
Il enlève sa pelisse, et me la tend.
— Merde ! C’est drôlement lourdingue ce truc ! C’est du renard… ?!
— Non… du véritable loup de sibérie ! Un cadeau à Poutine !
— Ah… Il parait que c’est un con !
— J’confirme !
Je lui pousse l’un de mes jolis tabourets « design et construction maison » sous le cul, en me disant que j’avais bien fait de ne pas lésiner sur la taille des billots. L’a pas maigri le Gégé… !
— Bon alors… c’est quoi votre problème ? Un terrible crash d’avion là-haut dans la poudreuse… ?!
— Non… scooter des neiges ! J’ai perdu une chenillette en dérapant sur une saloperie de plaque de verglas ! Ça fait vraiment chier hein… ?!
— Ouais… J’imagine ! Mais dites donc un peu… si ce n’est pas trop indiscret bien sur…Qu’est-ce que vous alliez foutre là-haut… ?!
— Hein… ?…Rien ! Enfin si… un raccourci qu’on m’avait indiqué pour aller chez Veyrat… Le resto !
— Chez Veyrat ? Putain… Plutôt chêrot comme cantine ! Et puis surtout, si j’peux me permettre une toute petite remarque… chez Veyrat, c’est carrément de l’autre coté de la vallée !
Il se frotte les pognes au-dessus du poêle pour se les réchauffer, tout en observant très attentivement la ribambelle de sociflards, et mon jambon à l’os, bien pendus au plafond. L’ogre est entré dans la place…
— Merde… ! On dirait bien que vous comptez passer tout l’hiver dans cette cabane ?!
— Ouais… C’est ce qui est prévu ! Et même le printemps qui viendra après aussi ! Bon… Je vous propose peut-être quelque chose à boire ? Alors, plutôt Bourgogne ou Pays de Loire ?! Tiens… Et si on s’ouvrait un Pouilly-fumé… Ça vous dirait un Pouilly-fumé… ?
— Quelle année… ?!
— Domaine de la Garenne, un 2016…
Il me regarde avec de grands yeux d’ahuri tout en se passant fiévreusement la langue sur les lèvres. J’ai comme l’impression que je ne suis pas prêt de la voir repartir de sitôt ma vedette de cinoche…
— Et seul… ? J’veux dire, pas de gonzesse avec vous ?
— Non… Pourquoi, j’te plait… ?!
— Arrêtes tes conneries !
Je débouche le pinard, et lui en verse un plein verre. Le Gégé fourre immédiatement son gros pif quasiment tout en entier dedans, pour bien renifler les vapeurs d’alcool. Une vraie truffe de concours agricole l’animal !
— Ô putain de Madone ! C’est qu’il a pas l’air dégueu ton élixir camarade !
— Je le commande sur internet… A partir de trois caisses le port est gratuit… Si ça t’intéresse j’peux te refiler l’adresse…
— Et le saucisson… ?
Perd pas le nord le Gégé. J’en décroche un, et le coupe en rondelles fissa.
— Bon alors… Maintenant que j’t’ai plus ou moins sauvé la vie Gérard… Qu’est-ce que tu trimballes dans ces deux grosses valoches que tu as planquées derrière mon tas de bois en arrivant… ?! Je parie que tu voulais passer en Suisse avec tout ton pognon… C’est bien ça hein… ?!
Finalement, mon Gégé il a passé tout l’hiver avec moi. Le cul bien au chaud. On a du quand même recommander un peu de pinard début décembre. Et puis refaire le plein encore une fois vers fin janvier. Et puis rebelote en février…
Et il aime bien le caviar aussi mon Gégé. Mais pour les boites d’oeufs d’esturgeon, là c’est son copain le ruskoff du Kremlin qui s’est chargé lui-même de la livraison… Lui aussi il avait des courses à faire en Suisse, alors ça tombait plutôt bien.
Surtout que si tu regardes bien ; il n’y avait finalement qu’une petite montagne de rien du tout à franchir…

Un jour j’oublierai…

Un jour j’oublierai…
J’oublierai le bruissement des feuilles à la cime des grands arbres, les pleurs de notre enfant la nuit, et le son de tes pas.
Un jour, j’oublierai tout cela.
J’oublierai la voix de ma mère, si calme et si douce, et le clapotis joyeux des vagues d’un été, et puis tes baisers dans mon cou, sucrés et suaves… sucrés et suaves…
Un jour, un jour tout cela je l’oublierai mon amour…
J’oublierai même le parfum du jasmin, les volets qu’on ouvrait le matin, les mille promesses murmurées d’un doux bonheur, et puis ton visage, ton visage mon ange, entre mes mains…Je les oublierai aussi…
Le feu qui crépitait, rassurant nos angoisses du moment, ta peau d’ambre sous mes doigts, ce goût d’un thé brûlant le nez planté là-haut, tout là-haut dans les étoiles, j’oublierai… La fumée des bougies d’anniversaire, tes éclats de rire, et tes larmes parfois, le regard de mon chien et cette peur de te perdre… oui, j’oublierai tout cela…
Tous nos baisers volés, le temps qui s’arrêtait un instant, ou une éternité bien souvent… la chaleur d’une brume qui s’évanouit lentement… lentement… Tes yeux… Ton corps… Je les oublierai encore…
Oubliés aussi toutes les petites notes de musique, pianotées, légères, et nos amis qui chantent bien trop fort, le silence d’une peine, d’un chagrin d’enfance, ou de tous mes tourments… tous mes tourments… et puis cette souffrance, elle aussi je l’oublierai enfin…enfin…
Car un jour viendra où j’oublierai tout, jusqu’à me perdre moi-même… loin, si loin… si loin de toi, mon amour… pour toujours…

L’écho de Chavannes…

Cela faisait déjà trois jours qu’il me suivait partout…
Même à l’église.
C’était, d’ailleurs, la première fois que je pénétrais dans cette église.
Pour tout dire, je n’avais pas eu grand-chose à y faire non plus jusqu’à présent. D’ailleurs je n’imaginais même pas que l’on pouvait y entrer, sachant bien que de nos jours, toutes les églises de France sont constamment fermées, et à double tour encore, à cause du pillage généralisé des objets de culte. Mais, étonnamment, celle-ci restait ouverte au public.
Cela faisait donc trois jours maintenant que je le traînais derrière moi, et absolument partout où j’allais, ce type fringué comme l’as de pique. Un immonde trench-coat tout froissé et d’un autre âge, ouvert sur un pull à grands carreaux verts, tout aussi immonde, et sans oublier ce pantalon en velours mauve à grosses côtes… J’avais croisé bon nombre de SDF mille fois mieux habillés. Sans parler de sa tronche. Elle aussi d’un autre temps…
À l’intérieur du sanctuaire, pas âme qui vive. Il était peut-être un peu trop tôt pour les orémus. Je me suis installé sur l’un des bancs, en me disant qu’il n’y avait maintenant plus qu’à attendre un peu, car il ne faisait aucun doute que mon olibrius ne tarderait certainement pas à faire de même. Et cela n’a pas manqué. A peine quelques secondes plus tard, j’ai entendu la lourde porte en chêne qui couinait sinistrement derrière mon dos… et puis son pas résonner sur les dalles de pierres… et puis surtout ensuite le fracas de sa chute… !
— …L’ai pas vu cette putain de marche !
— Merde… ! Vous saignez grave du nez ! Vous avez un mouchoir sur vous ?!
— Hein…? Non… je ne crois pas !

Je lui tends un kleenex. Il se le fourre dans les narines. Il me fait penser à une musaraigne ce type. Une très vilaine musaraigne toute grise dans un très vieux trench-coat d’exhibitionniste.
— Alors… ?
— Alors quoi… ?!
— Alors pourquoi vous me suivez comme ça… ?!

Ses reniflements résonnent magnifiquement dans l’église. Y’a pas à dire l’acoustique est vraiment excellente ici.
— …J’écris un bouquin sur vous, alors forcément… j’avais besoin de renseignements ! Besoin de savoir ce que vous faites vraiment de vos journées !
— Comment ça…?! Vous écrivez un bouquin sur moi… ?! Mais… Mais qui vous a permis ?!

Il s’assoit. Je me demande s’il ne va pas finir par tourner de l’oeil ce con.
— Personne… !
— Personne… ?! Et bien la moindre des choses aurait été peut-être de me demander la permission, il me semble quand même, non… ?!
— Vous êtes fâché ?
— Oui un peu quand même ! Et puis, c’est quoi cette idée d’écrire sur moi ?!

Le kleenex est tout rouge maintenant. Je lui en tends un autre.
— Merci… C’est à cause de votre Blog… Je suis tombé dessus par hasard… Enfin disons presque… C’est plus exactement ma femme Lysis qui vous a découvert la première et qui m’a ensuite parlé de vous.
— Mon blog… vot’ femme… ?! Alors, voilà donc, qu’Houellebec, le grand Houellebecq, s’intéresserait à moi maintenant ?! Vous ne vous foutez pas un peu de ma gueule, des fois… ?!
— Ah bon, vous m’avez reconnu… ?!
— Pas le premier jour non… Au début j’ai cru que c’était ma tante Jeannine qui s’était déguisée avec des vieilles fringues et qui me faisait une blague ! Depuis quelques temps, elle aime bien faire ce genre de conneries, tatie Jeannine ! C’est surement à cause de sa tumeur au cerveau… ça la perturbe pas mal cette tumeur…

— …On ne peut pas l’opérer… ?!
— Hein… ? Mais si, si, on l’a déjà opéré plusieurs fois… mais elle revient toujours cette saloperie !
— Vous… enfin vous trouvez vraiment que je ressemble à votre tante ?!
— …Un peu ouais ! Et je dirai même que la ressemblance est assez frappante ! Vous avez quasiment les mêmes cheveux filasses qu’elle, entre deux chimios… Bon… Dites, voulez pas vous poussez un peu, que je puisse m’asseoir aussi ? Alors, c’est quoi cette histoire à la con, de vouloir écrire un bouquin sur moi ?!

Si l’hémorragie nasale, semble s’être arrêtée maintenant, son tarin n’est vraiment pas beau à voir, et cela n’arrange pas le tableau forcément. C’est plus ma tatie Jeannine, c’est Francis Bacon un lendemain de cuite au mauvais whisky… !
—J’avais besoin d’un type comme vous pour mon prochain livre… Un écrivaillon de troisième zone, et qui croit dur comme fer qu’un jour il rencontrera le succès… Une sacré chance quand même d’être tombé sur vous… Ma femme m’a dit : cette fois je crois qu’on le tient ton toquard chéri, celui-là, c’est vraiment le meilleur !
— Elle a du pif aussi, vot’ petite femme ! Vous la remercierez bien de ma part !
— Mais ne vous inquiétez pas je ne citerai pas votre véritable nom… cela restera anonyme bien sur… Manquerait plus que vous deveniez célèbre à cause de moi ! Cela casserait trop le mythe !

Moi, c’est plutôt une patte, que j’ai envie de lui péter, là, sur l’instant…
— Et je toucherai quand même un petit quelque chose sur les ventes… ?!
— Oui… pourquoi pas, ça peut s’envisager ! Faudra voir avec mon éditeur, en tout cas, j’suis pas contre le principe !
— Bon… Houellebecq… J’peux t’appeler Houellebecq… ?!
— …Oui, bien sûr !
— Alors voilà Houellebecq… Je vais être très clair avec toi, et tout de suite, bien avant que tu ne t’emballes trop, mon canard ! Ton idée de bouquin sur moi, je crois que tu vas très vite oublier ce concept… J’te le dis franchement ; ça me plait pas du tout ton histoire ! Je suis peut-être un écrivaillon de troisième zone, comme tu le dis, mais j’ai encore mon honneur moi… Alors, je crois que tu vas te trouver une autre source d’inspiration, mon vieux… Et je suis persuadé que tu ne devrais pas avoir trop de peine pour cela, parce que des ratés, y’en a plein les rues dans ce pays… ! Et puis ailleurs aussi, en cherchant bien !

— …Mais…
— Y’a pas de mais que j’te dis ! C’est pas de l’écriture sérieuse que tu nous proposes là Houellebecq, non, c’est seulement de la branlette intello à deux balles, mon vieux… Oui… De la branlette !

Le mot « branlette » résonnait encore joyeusement dans les voutes, lorsque mademoiselle De Cugis, grenouille de bénitier en cheffe, pénétrait dans cette jolie petite église sainte Marie de Chavannes…
Et Houellebecq, accompagnée de sa charmante épouse Lysis, je l’ai revu deux ans plus tard, à Paris, place Gaillon, juste devant chez Drouant… Et, du trottoir d’en face, il m’a fait un petit signe amical de la main… avec toujours ce même trench-coat froissé sur le dos…

Dédicace

Cliouscat, Drôme provencale, 6 heures du matin…

— Mais… Qu’est-ce que vous fichez là… ?!
Il est en pyjama. De la soie, il me semble.
— J’attendais tranquillement que le jour se lève… Je n’aime pas rouler de nuit !
Il tremble un peu, mais cela est bien normal, je ne serai pas non plus très rassuré à sa place…
— Vous… Vous étes un cambrioleur ?!
— En voilà une question ! Évidemment !
Il regarde tout autour de lui, essayant déjà certainement de deviner ce que j’aurai pu lui dérober.
— Vous savez… Je n’ai pas d’argent liquide ici !
— Ce n’est pas grave… ce n’est pas du tout ce qui m’intéresse !
— Et pas de bijoux de valeur non plus… Tout est à Paris dans un coffre !
— Vous faites bien, on n’est jamais trop prudent !
— Bon… Je vais appeler la police !
— Pas une très bonne idée du tout ça, parce que vous imaginez bien que je ne vous laisserai pas le temps de le faire !
Il a un mouvement de recul, réalisant immédiatement qu’il vient de dire une bêtise, qui pourrait peut-être lui coûter cher.
— Bon… Entendu… Si vous me rendez tout de suite ce que vous venez de me prendre, hé bien je vous laisse repartir, et je ne dirai rien à personne ! Je vous le promet !
— Et vous pensez vraiment que je vais vous croire ?!
— Je l’espère en tout cas ! Cela vous évitera bien des ennuis… Car soyez sur que l’on vous retrouvera rapidement… Je saurai faire un portrait-robot très ressemblant si on me le demande ! Et puis, j’imagine que vous avez surement du laisser tout un tas d’empreintes digitales un peu partout, et vous savez qu’ils sont très forts maintenant pour trouver ça !
— Mais vous me prenez pour un toquard ou quoi ?! J’ai mis des gants, bien sûr ! Et puis les portraits robots ne servent pas à grand chose en vérité, ils ne sont jamais bien réalistes, et tout le monde sait cela aussi ! Surtout que vous n’avez, j’en suis persuadé, très certainement aucun talent pour le dessin ! Et si l’on rajoute qu’avec la frousse, dans cinq minutes tout au plus, lorsque je serai parti d’ici, vous ne saurez même plus vous souvenir, finalement, si j’étais blond ou brun !
— Mais d’où sortez-vous donc que je ne sache pas dessiner ?! Vous vous trompez complètement mon vieux ! Et apprenez que j’ai même un sacré coup de crayon !
— Très bien… Alors vous allez me montrez ça tout de suite ! Tenez, faites le donc maintenant, là, sur le vif, ce portrait pour que l’on juge un peu !
— Mais… Vous… Vous êtes fou, non ?!
— …Non, je ne crois pas ! En tout cas pas plus que vous !
Il hésite. Il lui serait tellement facile de détaler, de courir dans le jardin par exemple, et de se sauver loin d’ici, mais sa curiosité est semble-t-il beaucoup plus forte que ne l’est sa peur.
— Bon… Qu’est-ce que vous m’avez volé exactement ? Que je sache un peu !
— …Ça… !
Je lui montre le bouquin.
— Mais… Quoi ? Comment ça… ? Un livre ?! Vous n’allez tout de même pas me faire croire que vous n’avez pris que ce livre ?!
— Louis-ferdinand Céline… Voyage au bout de la nuit… l’édition originale hors commerce… 1932… l’un des seuls sur grand papier 10 arches nominatifs… A ce jour on en a seulement répertorié treize exemplaires sur les cents imprimés… Non pardon… excusez-moi… je fais une erreur… quatorze avec celui-ci ! Exemplaire que vous avez acheté chez Drouot, pas plus tard que la semaine dernière, et pour la modique somme de six mille sept cents euros, sans les frais, si je ne me trompe pas !
— Parce que vous lisez Céline vous… ?!
— Et pourquoi ne lirai-je donc pas Céline ?! Alors ainsi, selon vous, les cambrioleurs n’auraient pas le droit eux aussi de s’intéresser à la littérature ?!
Il reste perplexe, et fixe, avec ces grands yeux de merlan frit qu’on lui connait, ce bouquin que je tiens dans la main.
— Je ne comprends pas… Pourquoi un livre et puis surtout pourquoi celui-là en particulier ?! J’ai une multitude de choses bien plus précieuses dans cette maison… Tenez par exemple, ne serait-ce que là, sur cette étagère juste derrière vous, et si vous vous intéressez tant à la littérature comme vous l’affirmez, avez-vous seulement vu cette superbe édition in-quatro des fables de La Fontaine, illustrée en taille douce par Jean-Baptiste Oudry ?! Allez, au bas mot, je dirai que vous en avez au moins pour le quintuple de valeur à la revente ! Alors, si j’étais à votre place, et ne devais vraiment en prendre qu’un, c’est plutôt celui-ci que j’aurai choisi !
— Désolé… Aucun intérêt pour moi ! C’est uniquement cet ouvrage là qui m’intéresse, et aucun autre, je vous l’assure… Et puis dans mon cas il n’est absolument pas question d’une quelconque revente… Alors ne cherchez pas à m’embobiner !
Il s’approche doucement de moi, et je m’aperçois ainsi, qu’il tient un révolver dans sa main droite, détail qui m’avait échappé jusque là, à cause certainement de la pénombre…
— Ne vous inquiétez pas… Il n’est pas chargé… Et quand bien même s’il l’était, je serai bien incapable de m’en servir !
— Je ne m’inquiète pas…
— Est-ce que je peux m’asseoir deux secondes ?
— Mais faites donc… Vous êtes chez vous après tout !
Il s’assied sur le sofa, et pose le révolver à coté de lui.
— Bon… Alors… Pourquoi diable cet ouvrage de Céline ?
— Avez-vous lu la dédicace en page de garde… ?
— Mais oui, bien évidemment ! Je la connais même par coeur cette dédicace… « A toi, Germain, mon ami le plus cher, sans lequel je n’aurai probablement jamais écris ce roman »…
— Et alors… ?!
— Et alors quoi ?! C’est signé Louis-Ferdinand, et puis c’est tout il me semble bien non ?!
J’ouvre le bouquin à la page de titre, là où se trouve la fameuse dédicace.
— C’est exact, il n’y a rien de plus, mais ma question était plutôt : et alors savez-vous qui était ce cher ami de Céline, prénommé Germain… ?
— Absolument pas ! Le commissaire-priseur a bien été infoutu de me le dire justement ! Et d’après lui, personne n’en aurait d’ailleurs la moindre idée ! Mystère et boule de gomme !
— Hé bien moi, je vais vous le dire, monsieur Lucchini ! Ce Germain était tout simplement mon arrière grand-père… Mon arrière grand-père paternel !
— Ah bon… ?! Et vous avez certainement la preuve de cela, je suppose ?!
— Évidemment… évidemment… !
Je sors, de la poche intérieure de mon veston, la petite photographie que je garde quasiment toujours sur moi, et puis, la lui tends.
— Tenez… Regardez bien cette photo…
— C’est où… ?
— Hôpital du Val-de-Grace… Et vous le reconnaissez au milieu du groupe… celui avec la médaille… ?
— Oui bien sur… c’est Céline !
— Oui enfin à cette époque, c’est encore Louis Destouches… Et le petit en vareuse, à droite à coté de lui, celui avec une moustache, hé bien, c’est mon arrière grand-père ! Germain Salgrenn…
Il me regarde mieux.
— Effectivement, il y aurait comme une petite ressemblance !
— Mon arrière grand-père était passé le voir pendant l’une de ses permissions. Mais peu de temps après, il sera blessé lui aussi… au ventre… un sale coup de baïonnette… Et on l’a recousu avec du boyau de chat !
— Ah… ?!
— Hé oui, le catgut ce n’était ni plus ni moins que du vulgaire boyau de chat, mon cher monsieur Luchini ! Mais, cela ne l’a pas empêcher d’y retourner ensuite à la boucherie, jusqu’à ce qu’il soit gazé quelques mois plus tard, et c’est seulement là qu’ils l’ont réformé pour de bon !
— Il a eu beaucoup de chance de s’en sortir !
— Si l’on veut…
— Bon donc pour résumer un peu votre histoire, ce livre appartenait à votre aïeul, qui était un ami intime de Céline… ?
— Un peu plus que cela même… Mon arrière grand-père était infirmier pendant la guerre, et c’est lui qui l’a sauvé lorsqu’il a été blessé au bras à Poelkapelle, dans les Flandres… Il l’a traîné tout seul sur plus d’un kilomètre, alors qu’il avait perdu connaissance et se vidait complètement de son sang… Alors vous voyez, pour résumer comme vous dites, sans mon arrière grand-père Germain : pas de Céline ensuite ! Et pas non plus de ce « Voyage au bout de la nuit », que vous admirez tant, monsieur Lucchini !
— …Et nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur…
— Je le savais… !
— Quoi ?
— Je le savais bien que vous ne pourriez pas vous empêcher à un moment ou à un autre, de me balancer une citation !
— Ouais… Vous avez entièrement raison… C’est plus fort que moi !
Il se passe ainsi plusieurs dizaines de secondes, sans que ni l’un ni l’autre ne bouge, ou ne dise quelque chose. Et le soleil pointe enfin son nez derrière les rideaux de la baie vitrée…
— Et vous habitez loin d’ici ?
— Non… pas tellement… Une centaine de bornes à vol d’oiseau !
— …A vol d’oiseau… J’ai toujours aimé cette expression… ! Et là, je crois bien que vous me faites un sacrément drôle d’oiseau, vous !
On ne l’a pas entendue arriver tous les deux, elle était descendue de l’étage sans faire de bruit. Évidemment, en m’apercevant, elle aussi a un petit mouvement de stupeur…
— Oh mon dieu… Mais qui est-ce chéri… ?!
—Hein… ?! C’est monsieur…
— Salgrenn… Ernest Salgrenn, madame !
— Sale graîne… ?! Ce n’est pas banal comme nom… tiens donc alors… sale graîne !
— Bon ma chérie… si tu allais nous faire du café maintenant… ?! Monsieur Salgrenn prendra le petit-déjeuner avec nous ce matin, nous avons encore, je crois bien , pas mal de choses à nous raconter tous les deux… N’est-ce pas Ernest… ?!

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