SOLDES D’HIVER

Je filoche quatre à quatre dans l’escalator qu’enroule pépère ses échelons nickelés.

Surprize !

Vl’à qu’arrivée au sommet du tapis de fer luisant, j’ai un visu dans les Raybannes de mon Maxitou d’amour, qui poireaute, Docs Martens rivées à la moquette et ses deux poignes bagouzées posées sur le ceinturon en cuir de croco-vache de chez môsieu Dior…

Ô Flûte… ! Comme une impatience latente dans l’attitude, le gros chaton à sa mémère…

Numérote tes abatis, ma cocotte !

— Oussé ke t’étais donc ?! glapit, le mâle fort mari.

— Rayon poids zé mesures… ! je répartis, soufflante.

— Et caisse t’y foutais donc ?!

— Promo terrible sur l’haltère en bronze ! Fallait surtout pas louper ça, mon arsouille !

— Suis-mi et fissa ! qui m’dit alors, furibard.

J’obtempère gracieusement.

Mouvement, puis obstacle : le gué du rayon des « Mouffles et bonnets de bain ».

— Remonte tes papattes d’éffe, que ça mouille sec, ici ! prévient l’homme de ma life, tandis que je zieute dicretos une chapka, tout en poils de sconce de Puerto-Montt, qu’a pas l’air dégueu du tout.

— Arrivage du jour… Faut profiter de l’okasseu, messieu-dameu ! beugle le préposé du stand ad hoc.

Les bébêtes remuent encore la queue dans les casiers en plastoque…

— Allons, ma Germine… pas le temps de faire tes abductions… passe en seconde qu’on nous attends ! que j’me fais houspiller grave.

— C’est ablution qu’on déblatère, ma canaille… ! j’réponds tout de même, cocasse, encore dans le bouillon frais jusqu’aux malléoles.

Pas le temps de se sécher les mi-mollets : nous voici déjà, refilant derechef et dare-dare.

Direction : le mont Tabernacle.

Effroi : la télé-benne est déjà confite ; abondance de pékins… !

On se tapera l’ascension à pinces. Ruminance conjointe…

Chance de cocufiée qui sourit à l’audacieuse, je repère un Suédois de service derrière la moraine en carton pâte qui, Meuh ! portera dans ses bras contre rétribution tarifiée.

Le col déjà, et dépose en douceur du swedish. Bisou dans le cou pour pourliche.

Mon Maxou à la traîne, qui rapplique enfin son popotin.

— Sorry, ma chair, j’ai une torsion testiculaire qui m’asticote. Faudrait que j’me fasse déboucher les artères honteuses…

Je ris.

— Que le magot me pèle dru ! T’y vas-t’y m’promener encore longtemps comme-ci comme-ça ?!

— Que nenni, nous y voili ! c’est là que ça s’passe le Black friday… !

Ambiance fête des Loges, rayon des soldes et du suranné. Ça grouille d’une pléthore de clientèle avisée dans le secteur… !

— Mate donc un peu les affichettes, ma Germine ! Alors… ? Caisse t’en cogite un peu de la réduction maousse costaud qui nous font sur tout le stock ?!

— Ben, j’en reste ébaubi, mon chéri… !

Les bras m’en tombent, et le toutim au complet : montée d’adrénaline, boum, boum, le compteur monte dans les tours : zone rouge !

Pas la peine d’avilir la marchandise qu’on nous propose, ça serait trop manquer de respect, alors j’me jette bille en tête dans la mêlée humaine. Y’a du beau à toucher dans les bacs ; de la soie à péter dedans, du pur cachemire d’O.R.T.F, des cotonnades Louis le seizième, du ruban molletonné à la main par des aveugles la nuit (sans lune)…

Tel charivari me flanque la nausée. Euphorie d’enfourner les mimines french-manucure dans les matières sus-décrites plus haut. Voyez-vous ça : j’en perdrai presque mon bas-latin… !

Ab intestat… ! Non, pardon, ma chouille ! Ad nauseam que j’voulais dire… !

Achtung ! Avalanche sur vot’ droite ! Gare au névé ! tone le moniteur en chef, en s’éclipsant rapido-presto dans la coulisse. Mon man à moi me saisit in extrémis par les dessous des bras. Souplesse, esquive latérale, roulé-boulé. La poudreuse dévale et ramasse tout sur son passage…

Silence des morts qui suit… L’ange noir passe en moonwalk… deux secondes plus tard, reste plus rien… retour case départ !

— Allez viens, ma Germinette… se rentre au bercail, pas la peine d’insister… la nuit va tomber !

Descente. Tout en free-style. Embouteillage de traîneaux, porte Maillot.

J’ai le cabochon en cristal de roche, je renâcle un max, transpire des mauvaises ondes.

Satanas, que la saison des soldes s’annonce coriace cet hiver… !

Mémé.

Un joli conte de Noël, rien que pour vous. C’est vrai que c’est émouvant la magie de Noël…

Mémé.

Les abeilles. Bon sang, je ne sais pas ce qu’ils ont tous avec les abeilles.

Même Einstein s’y est mis. D’après lui, si elles devaient disparaître un jour ce serait l’apocalypse sur Terre. J’ai lu ça la semaine dernière, dans un vieux « Sciences et vie ». Mais, qu’est-ce qu’il y connaissait vraiment en apiculture, ce con ?!

Et pourquoi donc au fait que je vous causais de ça moi… ?! Merde… voilà que je sais déjà plus ! Ah si voilà… ça me revient maintenant ; c’est parce que j’ai chopé grave les abeilles ce matin !

Mémé est morte dans la nuit…

Ce n’est pas que ça soit une grosse surprise, parce que l’on s’y attendait un peu depuis le temps qu’elle le traînait son cancer généralisé, mais cela nous a tout de même fait quelque chose.

Bon, elle n’a pas souffert, et c’est bien le principal.

Enfin, pas trop souffert, dirons-nous plutôt. Et ça, c’est le docteur Raoul qui nous l’a confirmé.

Le docteur Raoul est notre médecin de famille.

C’est un toubib à l’ancienne, comme on en faisait avant. Dans le temps. Et lui au moins, il ne nous fait pas payer la consultation à chaque fois qu’il vient nous voir, pas comme son jeune remplaçant par exemple, et qui n’est qu’un con.

Faut bien dire aussi qu’avec nous il s’est sûrement fait une bonne partie de sa fortune, le bon docteur Raoul. Rien qu’avec mémé, qui a traînaillé pendant des années avant de passer l’arme à gauche, il a dû s’en payer du bon temps. Tiens, je serais pas tellement étonné d’apprendre que sa belle piscine de dix par cinq, hé bien que ce soit uniquement avec les honoraires de not’ défunte, qu’il se l’est fait creuser, le toubib. Et pt’être même qu’en cherchant bien, ses supers vacances à Ibiza l’année dernière, en loucedé, avec sa petite pouliche qui a vingt ans de moins que lui, et qui tortille du cul tout le temps, c’était un peu grâce à notre mémé aussi !

Enfin bref, on n’est pas là pour dire du mal non plus, alors voilà donc qu’elle est clamsée pour de bon, la grand-mère, et que maintenant pour l’enterrement on devait s’en occuper rapidement.

C’est pas tellement pour la vue que je dis ça, mais plutôt pour l’odeur… ! Surtout qu’elle ne sentait déjà pas très bon de son vivant, cette vieille carne !

Y’a justement le type en costard des pompes funèbres qui vient de passer la voir, et qui avait tout à fait le physique de l’emploi, celui-là aussi – jamais vu un mec aussi triste sur lui – qui a dit qu’il allait nous envoyer rapidement un spécialiste de l’embaumement. La prestation était comprise dans le forfait obsèques que l’on avait choisi, qu’il nous a confirmé, le croque-mort. Un thanatopracteur même que ça s’appelle ce genre de spécialiste. Ainsi, pour les odeurs gênantes, cela devrait s’atténuer assez vite car ils vont la bourrer dans tous ses orifices naturels, avec du coton qui sent bon, et qui est soi-disant spécialement prévu pour ça.

— Vous inquiétez surtout pas messieurs-dames… chez « Mortop-One » on s’occupe de tout ! qu’il a conclu en nous serrant la main mollement comme pour nous rassurer tout à fait, mais n’oubliant pas de saisir au passage le chèque d’acompte de trois mille euros, que maman venait de lui signer.

Un chèque en bois, évidemment.

En attendant, on a foutu des bougies désodorisantes de chez « CRADL ».

Au « CRADL » on y va souvent pour faire les courses.

C’est vraiment pas cher du tout, et l’on y retrouve plein de gens comme nous, que l’on croise aussi à Pôle Emploi, car chez CRADL c’est peut-être bien le seul magasin où le clodo, qui fait la manche dehors, juste devant l’entrée, est plus riche que les clients. D’ailleurs, nous, on ne lui donne jamais rien à ce parvenu en guenilles.

Le père, qui n’a pas trop sa langue dans la poche, et notamment quand il est fin bourré, c’est-à-dire quasiment toute la journée en vérité, a demandé au mec des pompes funèbres pourquoi il ne lui avait pas mordu un gros orteil à Mémé, pour vérifier si elle était vraiment morte. Il a répondu, un peu offusqué, que cela ne se faisait plus depuis très longtemps, et que d’ailleurs ce n’était peut-être même qu’une légende cette histoire là.

Nous, on lui foutait des claques à mémé quand on voulait être vraiment sûrs qu’elle n’était pas morte, mais simplement endormie. À chacun sa méthode.

C’est quand il est reparti de chez nous, le sinistre en costard, que ça s’est gâté un peu à la maison. Évidemment, dans ces cas-là, un décès inopiné dans une famille, la première chose dont on cause d’abord ; c’est de l’héritage… !

Et ça n’a pas loupé, la discussion est très vite venue sur le tapis. Maman a commencé à dire que l’argent de la vieille c’était tout pour sa pomme. Normal, qu’elle a rajouté, car après tout c’était sa mère, et puis s’il y avait bien quelqu’un dans cette baraque qui s’en était occupée depuis qu’elle était malade et complètement impotente, c’était bien elle…

Forcément, le père il ne pouvait pas laisser passer ça. Tout le monde savait très bien aussi que lorsqu’il y avait un peu de monnaie en jeu, il n’était jamais le dernier à ramener sa fraise, ce vieux con. Alors ils ont commencé à se taper dessus. Jusque là rien de bien extraordinaire, me direz-vous, mais tout de même, j’ai rapidement compris que cette fois-ci ils dépassaient quelque peu les bornes de la bienséance familiale.

Maman, qui saignait déjà un peu du pif, s’est saisi d’un couteau à débarder la bidoche, que l’on avait reçu en cadeau –et ça, c’est juste pour la petite anecdote– à « CRADL » en achetant une épaule d’agneau de Nouvelle-Zélande, et lui a planté dans le bras au père. Pour le coup, il s’est mis à gueuler encore plus fort. J’ai senti immédiatement, et Dieu sait que j’ai de l’instinct pour ça, que l’on venait de franchir un palier dans l’altercation.

Bon, je vous passerai les détails pour faire plus court, mais ils se sont littéralement entretués… !

Maman n’est pas morte sur le coup. Elle a eu le temps de me dire qu’elle ne voulait pas être enterrée à côté du père. Et cela me paraissait totalement justifié, vu les circonstances.

J’ai rappellé le docteur Raoul. Pour une fois, Il n’a pas tardé à rappliquer lorsque je lui ai expliqué en détail tout le topo. Lorsqu’il est arrivé, j’avais déjà commencé à nettoyer le sang qui avait éclaboussé un peu partout, histoire que cela l’impressionne un peu moins le toubib. Ce n’était peut-être pas la peine d’en rajouter que je me suis dit.

— C’est que ça va être un peu compliqué pour les certificats de décès… qu’il a marmonné en s’asseyant sur une chaise.

Insidieusement, dans la conversation qui a suivi, je lui ai demandé des nouvelles de sa jolie pouliche qui remue du popotin, et puis si sa femme Jacqueline était au courant de tout ça…

Finalement, les deux certifs, il les a signé le doc.

Et puis après ça, on a trinqué tous les deux. À Noël, qui était deux jours plus tard.

Hé oui, déjà…

GILBERT.

Je me suis mis sur mon trente et un car ce mercredi matin, veille de Noël, j’ai rendez-vous avec Gilbert Montagné.

Gilbert est un homme extraordinaire. Il a vraiment toutes les qualités que l’on puisse souhaiter à un être humain. Et surtout ce gars est toujours de bonne humeur quoi qu’il se passe dans sa vie.

Cela fait une dizaine de jours que je me suis mis à écrire des textes de chansons. Cela m’a pris une nuit, vers trois heures du matin, comme une envie de pisser, ou plus exactement en même temps qu’une envie de pisser…

J’écoute la radio toute la journée, dès le réveil. Cela me distrait un peu de la monotonie de mon existence qui s’est insidieusement installée depuis que je vis seul. C’est à dire depuis que ma femme s’est pendue à un fil électrique dans notre grenier.

Je crois qu’elle n’avait plus du tout le moral depuis que notre chien, un vilain bâtard que l’on avait appelé Castro en hommage à Fidel, mais surtout parce qu’on manquait un peu d’imagination pour lui trouver un nom, à ce clébard, s’était fait écrasé par le tractopelle venu nous creuser le trou pour la piscine. Le type du tracto, après s’être excusé, nous en a fait un autre de trou –gracieusement celui-ci– pour enterrer notre animal tout écrabouillé. Le plus con dans cette histoire, est qu’elle n’en a jamais profité de la pistoche, ma pauvre Simone, en décidant de se suicider seulement quelques jours avant qu’on la remplisse. Décidemment, quand ça ne veut pas… !

Elle, Simone, on l’a enterrée au cimetière du Père-Lachaise, chemin Monvoisin, 27e division, allée 12.

Enfin bref… comme je vous le disais donc, je me suis mis à écrire des chansonnettes depuis la semaine dernière. Au départ, ce n’était pas spécialement pour Gilbert, mais comme il fut finalement le seul chanteur parmi tout ceux que j’avais contactés à bien vouloir me répondre, je me suis dit assez vite : « Allez, banco… ! Va pour Gilbert ! ». Il faut savoir saisir sa chance au vol lorsqu’elle se présente…

Je sonne. On m’ouvre. C’est la femme de Gilbert.

— Bonjour madame Montagné… Ernest Salgrenn… chansonnier autodidacte de son état !

Physiquement, elle n’est pas mal du tout, son épouse à Gilbert. Et bien sympathique aussi.

— Essuyez-vous les pieds et entrez donc monsieur Salgrenn… formule-t-elle sur un ton qui se veut très enchanté d’avoir de la visite.

J’essuie et j’entre. C’est vachement beau chez eux. Normal, les artistes, par définition, ont toujours beaucoup de goût pour décorer leur intérieur. Il y a des statues en marbre blanc à profusion et la moquette en mohair est très épaisse, certainement pour amortir les chutes de Gilbert.

Tiens… en parlant du loup… Le voici qui s’avance vers moi…

— Hey, mister Salgrenn ! How are you, Ernest… ?!

— Wêlleu ! Véri wêll, Gilberte ! que je réponds du tac au tac — And my taylor is riche ! que je rajoute aussi sec, pour mettre une ambiance tip-top du tonnerre.

Dans le salon, il me fait asseoir sur une table basse, mais sa femme rectifie tout de suite le tir, avec beaucoup de classe, en me proposant plutôt une chaise bien rembourrée, elle aussi, et qui sera finalement plus confortable pour moi à l’usage. Je l’en remercie d’un clignement de paupière qui se veut complice. Elle fait de même, et je l’en remercie aussitôt d’un autre clignement de paupière, qui se veut tout aussi complice, si ce n’est encore bien davantage que ne l’était le premier.

— Cacahou-ètes ou Doritos… ?! lance alors Gilbert d’un coup, en me tendant un ramequin en cristal plein de cure-dents.

— Ah non, Gilbert… ! Tu ne vas pas commencer à te gaver avec toutes ces cochonneries juste avant de passer à table ! rectifie immédiatement son adorable moitié.

Il lui jette le ramequin avec les cure-dents à la figure… qui finalement se trouvera être la mienne n’ayant pas eu le temps d’éviter le projectile cristallin.

Je saigne abondamment du front et un cure-dents me traverse le pif. Je suis à deux doigts de lui foutre mon poing dans la gueule à Gilbert, mais la raison l’emporte sur la colère, me souvenant que j’avais une quarantaine de chansons minables à fourguer, alors vallait-il mieux la mettre en veilleuse.

— Bon… et si on causait bizze-ness, Ernest, maintenant que les présentations sont faites ?!

— Des Doritos, plutôt… ! que j’interjecte alors, encore un peu sonné.

Madame Montagné s’éloigne à petits pas feutrés dans la moquette épaisse, ayant certainement d’autres chats à rectifier ailleurs. J’en profite pour compter les cure-dents étalés par terre. Et il y en a trois cents vingt-deux très exactement. Trois cents vingt-trois avec celui que j’ai toujours planté dans le nez.

— Ah si tu savais, Rain-man, comme elle me fait chier ! chuchote Gilbert, alors qu’il pourrait très bien me le dire à voix haute.

— Je compatis… avec la mienne c’était exactement la même chose… sa mort fut un grand soulagement pour moi ! que j’avoue ouvertement pour la première fois à quelqu’un.

— Cool ! Alors je me mets au piano et tu me chantes tes ritournelles qu’on voit un peu ce que ça donne ?! résume-t-il, avec beaucoup de clair-voyance, mais d’esprit seulement.

Le chant, ce n’est vraiment pas ma tasse de thé. D’ailleurs, je n’ai jamais rien chanté de ma vie si ce n’est peut-être le premier couplet de la Marseillaise, pour faire un peu comme tout le monde, lorsque notre belle équipe de France de football marque un but en finale du Mondial.

J’ai la nausée subitement. Peur de trop bien faire peut-être…

Alors je profite qu’il ait le dos tourné pour me rapprocher d’une statue d’un David ressemblant étrangement à Ray Charles adolescent, et y dégobiller sur son socle mon petit-déjeuner en toute discrétion.

Madame Gilbert refait son apparition, à grandes et molles enjambées, cette fois.

— Tu ne vas quand même pas jouer du piano maintenant… ?! Occupe-toi donc plutôt de nous faire griller les saucisses sur le barbecue ! rectifie-t-elle à nouveau.

— Vous êtes sûrement comme moi… vous aimez la saucisse, monsieur Salgrenn… ?! rajoute-t-elle avec un peu plus de précision lexicale dans le langage.

— Oui, bien sûr, très chère madame, et justement il faudrait que j’aille pisser ! que je rectifie à mon tour, en la regardant bien droit au fond des yeux pour que toute l’ambiguïté de cette situation extrêmement gênante persiste longtemps entre nous.

Dans leurs toilettes aux Montagné, c’est très beau aussi. La cuvette des chiottes est également en marbre, noir cette fois, mais tout aussi massif pour bien rester dans le ton de la maison. On dirait le tombeau de Napoléon aux invalides.

Lorsque je reviens de ma petite commission, mon Gilbert est dans le jardin, devant son gros Weber à gaz butane. Il chantonne dans un nuage de fumée, en retournant des merguez déjà bien cramées.

Je tousse… et ça pique les yeux…

— Ah te voilà… Tiens, passe-moi les herbes de Provence !

J’obtempère, et il en éparpille pas mal à coté du grill, ce salopiot à lunettes noires.

— Après le repas, on se fera une petite partie de pétanque, hein ?! Tu sais jouer aux boules, j’espère… ?! s’exclame-t-il.

— …Mais oui, bien sûr, je suis même classé 15/3 et j’ai un coup droit redoutable ! que je rétorque assez fier de moi pour une fois.

— Parfait ! J’te prêterai un maillot de bain si tu n’en as pas ! C’est quoi ta taille… ?!

Madame Gilbert, revenant sur ces entrefaites, avec des entrecôtes sanguinolentes, en sautillant allégrement dans le gazon, s’est changée entre-temps, et a revêtu une tenue beaucoup plus entreprenante –malgré la saison qui ne s’y prête guère– d’une extrème transparence, nous laissant entrevoir de beaux restes bien conservés pour son âge.

Enfin, je dis nous, mais je devrais plutôt dire je, vu que Gilbert ne voit rien, lui.

— Allons… passons à table maintenant ! J’ai fait du taboulé espagnol avec du chorizo en rondelles… Vous aimez le chorizo, monsieur Salgrenn ?!

— Mais bien évidemment très très chère madame ! Ma maman nous en préparait aussi, alors vous pensez bien si j’aime ça ! que je lui chouine à l’oreille, en prenant un vague accent hispanophone pour agrémenter joliment ma réponse.

— Tant mieux ! Mais bon sang Gilbert… as-tu vu enfin dans quel état tu t’es mis encore ?! On dirait un bougnat ! rectifie-t-elle une fois de plus en levant les bras au ciel, ce qui a pour effet immédiat de relever agréablement sa lourde et magnifique poitrine de femme mûre.

— …Et si l’on partait en vacances ensemble tous les trois ?! déclare Gilbert inopinément, tout en s’essuyant la moustache d’un revers de costard.

— En voilà une bonne idée pour une fois ! Et tiens, pourquoi pas l’Alaska… ? Toi qui rêve tant de caresser un grizzly dans le sens du poil ?! rétorque l’hôtesse des lieux, en me posant très adroitement une main sur la cuisse gauche.

J’ai l’impression que le courant passe idéalement bien entre nous trois…

— Chéri… Oh hé, Chéri… est-ce que tu m’entends ?!

— Hein… Quoi… Simone… ?! C’est toi Simone… ?!

— Mais bien sûr que c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit ?!

— Mais… Où je suis là… ?!

— Au pied de notre sapin de Noël ! Et tu viens de te casser la gueule de l’escabeau en voulant placer l’étoile filante tout en haut ! Regarde… tu t’es ouvert le front et tu saignes comme un goret ! Je te l’avais bien dis pourtant de faire attention !

— Merde ! Mais alors… ça voudrait dire que… que tu n’es pas morte ?!

Note de l’auteur : Quelques placements de produits dans ce texte qui ne me rapportent absolument rien, je tiens à le préciser, préfèrant rester financièrement indépendant pour le moment.

Problème de robinet…

Je vous avais promis un texte différent…a vous faire dresser les cheveux sur la tête…Spéciale dédicace à mon ami Didier qui adore ce genre de littérature…

« Vous êtes bien sur de vous pour cette baignoire…?
— Oui, oui…ne vous inquiétez pas…il y a bien une baignoire dans la salle de bain !
— Parce que c’est très important pour moi…Une baignoire et puis le calme aussi !
— Oh ça pour être calme ! Je peux vous garantir que vous ne trouverez pas mieux ! D’ailleurs, si je peux me permettre…
— …Oui ?
— Enfin cela ne me regarde peut-être pas après tout, mais je me dis que pour une femme qui vit toute seule ce n’est pas forcément l’idéal un endroit aussi isolé…
— Ne vous inquiétez pas…Je saurai me défendre au besoin…
Il tourne la tête vers moi et me détaille, un air moqueur au coin de la figure. Ce même air moqueur qu’ils ont presque tous lorsque je prétends qu’ils ne me font pas peur…
— …Self défense hein ?! Vrai qu’c’est votre nouveau truc maintenant, les bonnes femmes !
Je le regarde à mon tour, mais cette fois bien dans les yeux.
— Non pas du tout monsieur Péchin…Moi je préfère plutôt faire confiance à mon Sig-Sauer…C’est du neuf millimètres – et je mime avec mes deux mains jointes…
— Cela vous fait de bien jolis trous gros comme ça !
La voiture fait une embardée. Il est ridicule ce type dans son petit costume bon marché. Je n’aime pas non plus sa grosse bagouze en or. Ça aussi c’est ridicule. Obscène même. Ces agents immobiliers sont tous de parfaits crétins, et il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Et celui-ci ne déroge pas à la règle.
— Voilà…On est bientôt arrivés maintenant…Vous allez voir, cela va vous plaire !
— J’espère bien
Il tourne dans un chemin de terre sans même ralentir et mettre de clignotant. Les mecs ont vraiment un gros problème avec les bagnoles. La plupart ne sont que des taffiottes de première mais lorsqu’on leur glisse un volant entre les mains, ils se croient obligés de jouer les durs.
— Le premier voisin est à deux kilomètres.
— Alors c’est parfait !
— Donc, comme ça vous êtes artiste peintre d’après ce que vous m’avez dit tout à l’heure à l’agence ?
— Oui…Une artiste…
— Et vous peignez quoi ?! Enfin je veux dire vous avez une spécialité dans votre peinture ?!
— Oui…Le nu…Je ne peins que des nus…et uniquement des hommes…
Cette fois on a bien failli se prendre un arbre. Il redresse la trajectoire in extrémis.
—…Des hommes…? Vous peignez des hommes nus ?!
— Oui…c’est exactement ça…Seulement des hommes nus !
— …Ah…Et ça se vend bien ce genre de chose ?!
— Ce n’est pas la finalité première, mais pour répondre à votre question ; oui cela se vend même très bien…Il y a beaucoup d’amateurs ou plutôt devrais-je dire d’amatrices pour ce genre de tableau figuratif !
Il ne dit plus un mot maintenant. Moi non plus car je devine très bien forcément ce à quoi il doit penser. Dès que l’on évoque le nu, la nudité, des corps nus quels qu’ils soient, les hommes s’emballent tout de suite. Ils voient toujours le mal là où il n’y a que de l’art. Mais le mal est bien ailleurs monsieur Péchin…
— Et nous y voili ! Alors c’est chouette non ?!
Comme je m’y attendais la maison n’a aucun charme. Elle est absolument parfaite.
— Oui…L’extérieur me plaît déjà beaucoup !
Il sort un trousseau de clés d’une sacoche en cuir.
— Venez…allons voir l’intérieur maintenant…Vous allez être tout à fait surprise !
Évidemment, il me fait le cinéma habituel, mais il est payé pour cela après tout. Et bien payé d’ailleurs. Les serrures résistent un peu, puis finalement il ouvre la porte d’entrée. Une forte odeur de renfermé envahit immédiatement l’atmosphère. C’est très bon signe.
— Allez y…Passez devant…Je vais ouvrir un peu les volets pour que vous y voyez mieux
— Non…ce n’est pas la peine…On y voit bien assez comme cela…Laissez donc monsieur Péchin ! Et la salle de bain ? Où se trouve t-elle ?!
Bien sur, il a été surpris lorsque je lui ai demandé de se foutre à poil. Surpris ils le sont tous et c’est bien normal. Ils refusent catégoriquement de s’exécuter et bafouillent des excuses gênées alors que seulement quelques minutes avant ma demande ils n’avaient qu’une seule idée en tête : me sauter dessus, m’arracher mes vêtements, et me prendre, là, tels de vulgaires bêtes qu’ils sont tous…
Mais lui aussi a fait comme les autres. Il s’est désapé. Entièrement. Face à un Sig-Sauer on ne résiste pas très longtemps généralement quoi que l’on vous prie de faire. Il s’est mis à chialer aussi, tout pareil que les autres avant lui. C’est absolument touchant de les voir pleurer ainsi après tout le mal qu’ils ont pu faire dans leur vie. Qu’ils m’ont fait aussi…
Finalement, la baignoire n’était pas assez grande pour ce monsieur Péchin. Ses pieds dépassaient un peu…

Charlène avait retrouvé toute sa joie de vivre depuis quinze jours. Elle passait l’intégralité de ses journées, nue sous sa robe de chambre, en chantonnant, et la plupart du temps à tue-tête, de vieilles rengaines des années soixante. C’est ainsi qu’elle ouvrit ce matin-là au jeune livreur de DHL, fredonnant joyeusement « Une femme libérée » de Cookie Dingler.

« Bonjour… Madame Péchin… C’est bien ici… ?

— Oui… mais… c’est veuve Péchin maintenant !

— Ah… Sorry… J’pouvais pas savoir… mes condoléances, md’ame…!

— C’est pas grave, mon petit… je t’offre un café, p’tête ?

— Ouais, c’est pas de refus… et j’ai aussi un colis pour vous… Une seconde, j’vas le chercher dans le camion… !

Le jeune homme revint deux minutes plus tard chargé d’un encombrant paquet sous le bras.

« Ah… ben, c’est sûrement le tableau que j’ai commandé à une amie… alors… je dois signer quelque chose ?

—Oui, là, Md’ame… !

— Et si tu m’appellais plutôt Charlène, mon pt’it… ?!

BIGOUDIS

Bonjour, voici un nouveau texte écrit aujourd’hui pour participer une nouvelle fois à « des mots , une histoire… » sur le blog d’OLIVIA BILLINGTON. oliviabillingtonofficial.wordpress.com

Les mots imposés étant cette semaine : influenceur – modeler – insipide – saltimbanque – ombre – harmonie – bousculade – mouiller – se perdre – exploiteur – certitude – folie

Préambule :
Arlette L. a dit un jour quelque chose de très beau dans l’un de ses discours radiophoniques :
—… Travailleurs, travailleuses, ne soyez plus jamais l’ombre de vous mêmes, n’écoutez plus tous ces exploiteurs, tous ces influenceurs qui vous promettent monts et merveilles, qui essayent de vous modeler à leur façon ou de vous perdre dans des bousculades inutiles, insipides. Ayez plutôt la certitude de ces saltimbanques qui vivent en totale harmonie malgré cette douce folie qui les anime souvent…
C’est magnifique, non…? Moi, j’en ai encore les yeux tout mouillés

Voici donc maintenant mon texte : Bigoudis.

Aujourd’hui, j’ai rencontré ma première influenceuse.

Elle est passée au salon de coiffure, accompagnée de son petit chien et d’un type qui la mitraille constamment avec un très gros appareil photo Nikon.

Monsieur Patrick avait prévenu tout le monde hier soir, juste avant que l’on ne rentre chez nous.

— Je vous demanderai de faire votre maximum mesdemoiselles… demain, c’est la réputation du salon qui va se jouer… !

Il a rajouté qu’elle avait plus de cinquante millions d’abonnés sur son blog, et qu’à cause de cela elle pouvait faire la pluie et le beau temps comme bon lui chantait. Il nous a avoué aussi que c’était grâce à elle qu’il portait maintenant tous ces petits bracelets en cordelettes colorées autour des poignets. C’était devenu très tendance aujourd’hui, et cela vous permettait ainsi de bien vous démarquer de la masse des anonymes.

Vous me connaissez, je n’ai pas toujours ma langue dans la poche, alors comme j’y voyais tout de même une sacrée contradiction dans tout ceci, j’ai voulu lui dire gentiment que…

— Mais, fermez là donc, Marie-Vonne ! Qu’est-ce que vous y connaissez vous en marketing… dites-moi donc un peu ?! Vous n’êtes qu’une pauvre fille insipide, et le resterez sûrement jusqu’à la fin de votre vie… !

Le mot insipide nous vient du bas latin insipidus qui signifie fade, un adjectif qui s’applique parfaitement aux soupes lyophilisées en sachet. Son antonyme est sapide, qui lui au contraire qualifie quelque chose de très savoureux. Monsieur Patrick, par exemple, est un patron coiffeur homosexuel, exploiteur notoire de la misère humaine, et à la sapide naïveté…

Enfin bref, elle s’est pointée vers dix heures trente ce matin dans une bousculade bien organisée. Son petit chien, qui avait du se retenir pour l’occasion, nous a gratifiés d’une très belle crotte tout à fait odorante, déposée adroitement au beau milieu du salon. Alors que je m’apprêtai à marcher dedans pour que cela me porte bonheur, monsieur Patrick s’est empressé de la ramasser et de la fourrer dans un petit sac en plastique qui nous sert habituellement pour emballer les bigoudis.

— Je la mettrai aux enchères sur Ebay… ! qu’a dit le gros pépère, joyeux comme tout. D’entrée, le ton était donné, nous allions assurément passer une très très bonne journée.

La gamine était beaucoup trop maquillée, mais personne ne semblait vraiment en faire cas. Obtenant, et à raison, l’infime privilège de lui laver la tignasse –je suis la meilleure shampouineuse du salon et de très loin s’en faut– je me suis particulièrement appliquée et cela comme jamais jusqu’à présent, faisant surtout très attention de ne pas lui mouiller le col de sa si jolie petite robe à paillettes qui la modelait adorablement bien, mais remarquant tout de même au passage que contrairement au gros Nikon numérique de ce type qui nous prenait sous tous les angles, et notamment en contre-plongée artistique, elle avait des pellicules plein la tête.

Il va sans dire que ne désirant pas gâcher bêtement l’harmonie de cette rencontre exceptionnelle, je me suis bien gardée de lui en faire la remarque…

Ensuite, c’est monsieur Patrick en personne qui s’est occupé de la coupe de la mademoiselle. Il lui tournait autour comme une grosse mouche verte autour d’un tas de fumier. La comparaison n’est pas très belle, j’en conviens avec vous, si ce n’est peut-être pour un entomologiste, mais j’avoue que ce fût toutefois la première image qui me vînt à l’esprit sur l’instant.

— Classique, mèches auburn, droite-gauche, dégradé filant, frange oblique, pas trop haut sur la nuque, finition rasoir à la main, coloration bio, masque capillaire, tartinage délicieux, poudre d’or et d’argile, baume démêlant, blow out, ombre exquise… ?!

Elle a eu finalement droit à la totale !

Josette, qui s’occupait de ses ongles pendant tout ce temps, me jetait régulièrement des regards affolés. Notre Josette, n’a pas fait des grandes études comme moi. Elle ne possède en tout et pour tout qu’un modeste certificat d’onglerie, obtenu d’ailleurs, d’après ce qu’elle avait bien voulu me raconter à mi-voix dans nos vestiaires, dans des conditions d’attribution du dit diplôme fort peu reluisantes, qui engagèrent non seulement une bonne partie de ses maigres économies, mais aussi l’intégrité de plusieurs de ses orifices naturels plus ou moins intimes.

— Tu sais, Marie-Vonne… lorsqu’on veut vraiment quelque chose : il faut aussi savoir s’en donner les moyens !

Mais, midi sonnait déjà à la grosse pendule baroque (que nous avait refilé le représentant de la maison Schwarzechekoff) qu’un traiteur du quartier nous déboulait avec une multitude de plats vegan sur les bras. On organisait alors à la hâte des tables de service, aux nappes brodées de pur fil de vigognes andines, tandis que des bouchons de champagne Moët et Chandon roulaient bientôt en cascade sur le sol carrelé de faïences vernissées comme à l’ancienne, et tout cela dans un joyeux brouhaha plutôt indescriptible. Un saltimbanque marocain, dont on avait également loué les services pour l’occasion, jonglait avec des fers à friser électriques et des ciseaux à dents de chien, sous les yeux de monsieur Patrick s’empiffrant goulûment de roulés au fromages de Norvège, servis frais sur un lit d’algues ondoyeux. Tous alors, autant que nous étions, avions la certitude à cet instant de vivre un moment de notre vie assez extraordinaire. C’est un peu après que cela s’est gâté légèrement…

Monsieur Patrick avait placé la blogueuse sous le casque à frisettes, et dans l’ivresse de la fête en avait complètement oublié l’heure, qui passe si vite et qui pourtant s’affichait en très grosses aiguilles sur la fameuse pendule Schwarzechekopff dont je vous ai déjà causé… C’est la fumée qui nous a alertés…

Josette, qui a très peu de qualités, et c’est vraiment peu de le dire, mais qui est toutefois très souple et prompte à la détente, s’est jetée immédiatement sur un extincteur à poudre qui traînait mollement dans un coin… mais, malheureusement le mal était déjà fait…

Monsieur Patrick eu beau se perdre en excuses baveuses et en jérémiades plaintives, rien n’y fit… La chevelure de la belle webbeuse ainsi que la partie était définitivement perdues…

Alors, Elle, son petit chien, le photographe, le traiteur, et sans oublier le jongleur marocain, qui il y avait cinq minutes de cela à peine se proposait de nous initier dans la coulisse, Josette et moi, à l’art délicat de la jonglerie avec deux boules, quittèrent sans attendre le salon dans un même élan, ce qui ne laissait rien augurer de très bon pour la suite.

La folie gagna dès lors monsieur Patrick, qui devint complètement abattu, l’oeil perdu dans le vague, la mise en pli défaite, un fou rire étrange remplacé dans la seconde par des pleurs déchirants de chialeuse andalouse… Nous mêmes, toutes solidaires de son malheur, n’étions pas dans notre assiette à vrai dire. Il fallait réagir… ce que je fis…

— Allons… allons, faut pas vous en faire comme ça, monsieur Patrick… surtout que j’ai peut-être une solution pour nous sortir de là… ai-je dit alors.

— …Hein… ?

— Oui… nous aussi pourrions lui faire beaucoup de mal si on le désirait…

— Quoi… ?! Comment ça, Marie-Vonne… ?

— Ben… Elle a des pellicules, cette conne… !

BUZZ…

Il tenait absolument à ce que je l’appelle Ernest. Ernest Salgrenn…
Cela a commencé il y a environ deux ans maintenant.
Au tout début, je n’y ai pas prêté plus attention que cela. Cela me paraissait très anodin cette histoire et il n’y avait pas vraiment de quoi s’inquiéter outre-mesure.
Les premiers jours de son arrivée, je me souviens avoir commencé par griffonner quelques mots par-ci par-là sur des bouts de papier qui traînaient dans la maison. Des bribes de phrases sans conséquence aucune. Simplement pour ne pas oublier car cela pourrait peut-être me servir plus tard.
Puis j’ai acheté une rame de feuilles. Cinq cents pages d’un coup, parfaitement blanches.
— Mais qu’est-ce que tu vas faire avec tout ce papier…?! que m’a demandé ma femme Jacqueline lorsqu’elle m’a vu revenir de chez Buroman
T’inquiètes pas, j’ai ma petite idée là-dessus ! que je lui ai répliqué déjà très sûr de moi.
Ma Jacqueline, dès le début, j’ai bien vu qu’elle essayait de me mettre des bâtons dans les roues…
Elle n’est pas méchante, mais elle ne comprend rien à l’écriture n’ayant pas été éduquée dans ce sens. Et j’ai très vite compris, malheureusement, qu’elle ne me serait d’aucune aide dans mon entreprise…
C’est à partir de là que j’ai véritablement commencé à écrire sérieusement. J’avais tout le nécessaire maintenant pour travailler. Pour débuter sur de bonnes bases, j’ai cherché un titre à mon histoire. Et croyez-moi, ce ne fut pas si facile, cela me prit presque un bon mois…
Écoute donc ça Jacqueline : « Double je »…c’est pas mal ça comme titre non ?!
— Parce que tu comptes vraiment écrire un livre…toi…?!
Je ne sais plus trop si c’est moi, ou bien peut-être Ernest qui me l’a soufflé, mais à ce moment précis, j’ai su qu’avec Jacqueline cela ne durerait plus très longtemps nous deux. D’ailleurs je ne me trompais pas, car quinze jours plus tard elle retournait vivre chez sa mère. Et c’était finalement beaucoup mieux ainsi à vrai dire. J’avais maintenant le champ libre pour me consacrer entièrement à mon roman qui serait sans aucun doute possible le chef-d’oeuvre que le monde entier attendait depuis des années.
J’écrivais sans relâche. Des journées entières. Des nuits entières aussi. Ernest me dictait tout et je n’avais plus qu’à recopier au propre. On avançait à vitesse grand V. Dans le même temps c’est lui aussi qui eu l’idée pour le blog.
Fais moi confiance…cela te permettra de te faire connaître plus rapidement en faisant le buzz !
Et il avait du pif pour la promo, immédiatement j’ai eu des centaines de followers. Beaucoup de femmes au début, car elles adoraient toutes ce petit chat que j’avais pris comme avatar. Et elles me likaient à perdre la tête. Puis très rapidement, j’ai fait le buzz effectivement. Ernest avait encore raison pour ça. Le buzz c’était vraiment ce qu’il y avait de mieux de nos jours pour avancer plus vite sur le chemin de la notoriété. On brûle si facilement les étapes avec des buzz sur l’internet. Et à mon tour, voilà que je devenais une vedette du web…
Alors on a commencé à me contacter. Le téléphone sonnait sans arrêt à la maison. Des éditeurs de la France entière qui voulaient me voir, me parler, m’entretenir de mon avenir littéraire qu’ils jugeaient tous si prometteur. Je croulais sous les demandes alors même que mon roman n’était pas encore terminé. Amélie Nothomb en personne m’a appelé un jour :
Oh…J’adore vraiment ce que vous faites…Vous avez tellement d’imagination…!
Mais Ernest a dit que l’on devait rester calme et ne pas perdre de vue notre objectif final.
Faisons les poirauter, ils n’aimeront pas ça et cela fera monter les enchères…!
Je n’avais aucun avis là-dessus mais je lui faisais encore une fois entièrement confiance. J’avais beaucoup maigri aussi. Et je ne sortais presque plus de chez moi. J’oubliais de me laver parfois. Je filais certainement un très mauvais coton mais j’écrivais toujours. Toujours et toujours. Sans répit jamais. Je n’avais absolument plus que cela en tête… écrire… et écrire encore… l’unique chose qui comptait pour moi maintenant.
Puis, un matin, bizarrement, Ernest n’était pas là.
Inquiet, j’ai attendu un peu, le front appuyé contre une vitre du salon, regardant fixement l’horizon. Je n’avais plus rien dans la tête. Un terrible silence intérieur, oppressant, m’envahissait lentement.

J’ai fini par me recoucher en me disant que j’avais peut-être raté quelque chose d’important dans la nuit ; Ernest arrivant le plus souvent à l’improviste lorsque je dormais encore…
Et je restai comme cela, à attendre. Longtemps. Toute une journée.Puis encore une autre ensuite. Mais toujours rien. Et alors cette fois j’ai compris ; Ernest ne viendrait plus jamais me voir. C’était fini.
Aujourd’hui j’ai laissé une lettre sur ma table de chevet. Elle raconte mon histoire, mes espoirs déçus, ce roman inachevé, ma célébrité avortée, et cet Ernest à qui je ne demandais rien pourtant et qui s’était tellement moqué de moi…

Bip…Bip…

Pour certains le bonheur ne tiendrait parfois qu’à un fil…
Mais là, aujourd’hui, à cet instant précis, j’étais au sommet. Au sommet du monde.
…Ici camp de base pour Nénesse… Tu m’entends Nénesse… ? Alors c’est comment là-haut… ?
Nickel… ! Moins trente-cinq… Pas un nuage… et pas plus de vingt-cinq kil de zef… ! Nickel les gars !
Et Nono… ? Il est avec toi Nono… ?!
Non… mais il arrive… Je le vois… Il arrive…!
Nono c’est Norbert. Et Norbert est mon ami. Il est Suisse alors comme tous les Suisses qui se respectent il a un chrono planté dans le cul… On s’était promis d’être tous les deux vers six heures au sommet, il est pile six heures, et le voilà mon Nono !
Et maintenant on va le faire. Juste le temps de déplier les voiles des parapentes et cette fois-ci on va le faire notre grand saut…
Devant moi le panorama est extraordinaire. J’aperçois et je domine d’autres montagnes de légende dépassant allègrement elles aussi les huit mille mètres, comme le Kangchenjunga, le Makalu, et surtout le Lohtse, là sur ma droite, avec ses impressionnantes arêtes verticales… Derrière, dans mon dos, je regarde à peine, car ce sont les plateaux tibétains chinois. La Chine et son milliard de Chinois. Et tout ce que j’exècre le plus en réalité.
Nono arrive enfin. Il souffle comme un bœuf le salaud.
Il est quelle heure…?!
Quand je vous le disais qu’ils sont complètement zinzins ces Suisses avec leur manie du timing !
Six heures cinq… T’es encore à la bourre comme d’hab’… !
Fais pas chier Nénesse ! J’me suis juste trompé de route au dernier rond-point… !
Il est con mais je l’aime bien. Je pense aussi qu’il n’a pas aimé le ressaut Hillary. C’est peut-être un peu trop raide pour lui.
Enfin, on était heureux tous les deux. Fatigués mais heureux.
Pourtant dans moins d’un quart d’heure Nono sera mort. Et moi je ne vaudrai guère mieux…
Et si plutôt le bonheur ne tenait qu’à un fil de suspente…


Je n’aime pas quand ils laissent la lumière allumée dans le couloir. Je préfère être totalement dans le noir. Et puis il y a cette putain de machine qui fait « bip », exactement la même que celle du film des Monty Pythons, et qui me rappelle toutes les deux secondes que je suis encore en vie…Saloperie de machine…!
Hier j’ai réussi à soulever un doigt de la main gauche.
Bravo…c’est vraiment bien… ! que s’est exclamé cet abruti de kiné.
Et en plus, espèce de connard, tu le sais ou pas que je suis droitier à l’origine… ?!
Qu’est-ce qu’ils peuvent bien m’emmerder tous à vouloir que je bouge quelque chose. Ils le savent pourtant bien, eux, que je ne marcherai plus jamais ou bien que je ne tiendrai plus jamais quelqu’un serré bien fort dans mes bras. Quelqu’un comme mon ami Nono par exemple…
Il y a une petite infirmière tout de même qui m’est bien sympathique dans le lot , et, de celle-là, c’est vrai que j’en aurai sans aucun doute fait mon sherpa il y a à peine quelques semaines de cela.
Elle est rigolote cette gamine. Elle me cause de son beau-frère pendant tout le temps qu’elle fait ma toilette ou qu’elle me change mes perfusions de glucose. Son beau-frère Raymond qui a fait l’ascension du Mont-Blanc l’année dernière.
Dites…c’est pas mal quand même le Mont-Blanc… ?!
…Face nord ou voie normale… ?!
…Ah…Je sais pas… ! Faudra que je lui demande… !
Moi, la grimpette je lui en expliquerai bien volontiers toutes les modalités si j’en avais encore les moyens. Mais ça aussi ça ne fonctionne plus. Je crois même qu’ils m’ont foutu un tuyau en caoutchouc au bout alors comme ça n’importe comment l’affaire est réglée.
Vous habitez encore chez vos parents… ?!
Mais qu’est-ce que j’peux être con des fois…
Bon… Il me reste quoi… ? Mes deux yeux… et la langue… ! C’est pas bézef mais on a bien le droit de tenter quelque chose non… ?!
Tiens… La machine qui fait bip ne doit plus fonctionner. En tout cas je ne l’entends plus depuis un petit moment. C’est marrant mais ils ont dû éteindre la lumière dans le couloir aussi… Y’a du progrès… Il était temps qu’ils comprennent… Mais maintenant faudrait aussi qu’ils me montent un peu le chauffage… J’ai les pieds complètement gelés… Ah… Je crois que revoilà la petite infirmière… Mais… mais non… Hé ben merde alors… ! C’est mon copain Nono qui s’amène…

JOLIES VACANCES

Voici un texte écrit ce matin pour participer à « des mots , une histoire… » sur le blog d’OLIVIA BILLINGTON. oliviabillingtonofficial.wordpress.com

Les mots imposés étaient : Finistère (facultatif, en principe pas de nom propre) – canard – oxyder – bouteille – claquement – brioches – souvenir – explorer – découverte

Jolies vacances

Début juillet. Nous voilà partis, comme tous les ans. Sur notre île…

Notre île du bout du monde. Du bout du Finistère en tout cas, mais cela est exactement la même chose pour nous.

La DS est pleine à craquer. Papa, au volant, engueule maman. Et nous autres, sur la banquette arrière, on s’empiffre de brioches et de chocolat, tout en comptant les voitures que l’on croise.

On est heureux.

Cette fois, ça y est ; c’est les grandes vacances… !

À l’entrée de St Méen-le-Grand, le moteur nous a fait un drôle de claquement sec que papa n’a pas aimé du tout.

— Pas normal ce bruit… Ça tourne sur trois pattes ! Peut-être une soupape qui s’est oxydée… !

— Saviez-vous les enfants que c’est ici qu’était né Louison Bobet ?! nous a dit maman, qui adore les coureurs du Tour de France, en ouvrant une bouteille de limonade.

Et j’ai noté tout cela sur mon journal intime. Je note tout sur mon journal intime. Même les choses les plus insignifiantes, sachant bien que je ne pourrai pas me souvenir de tout plus tard, lorsque je serai enfin devenue grande.

— Dis maman, c’est encore loin la mer ?! que demande le petit Bernard, bien décidé à gonfler sans attendre sa nouvelle bouée canard.

— Non, mon chéri… On y est presque !

Moi aussi j’ai hâte d’arriver. Il nous reste encore tellement de choses à explorer sur notre île… Et peut-être même, qui sait, apercevrons-nous cette année cette mystérieuse cité d’Ys, dont on nous a déjà tant parlé, engloutie sous les eaux depuis des siècles, et qui sait, peut-être enfin découverte aux prochaines grandes marées d’équinoxe…

— Tiens, une 2CV verte… !


ANGORA

J’ai trente ans.
Seulement trente piges au compteur mais aujourd’hui je me suis pris comme un sacré coup de vieux dans les ratiches.
Parce qu’elle va me quitter. Non, elle me quitte…
Marie-Christine me l’a annonçé tout à l’heure dans le hall de cet aérogare.
Eh bien mon vieux…fallait donc que ça te tombe dessus…sans crier gare…Voilà qu’elle se barre !
C’est quoi tout ce mic-que-mac-que ?! Et nous v’là plantés sur le tar-ma-que !
Le gugus assis à coté de moi perd patience, et il n’a pas l’air commode derrière ses grosses lunettes d’écaille…
Boudiou…! On va pas y passer les fêtes de Pâ-ques ?! Ah les canailles…ah les coq-quins…quelle putain d’ar-na-que !
Notre avion pour Toulouse est en carafe. Et je meurs de chaud. Le col de chemise je dégrafe, tandis qu’une hôtesse vient lui servir un digestif qu’est déjà le deuxième qu’il s’envoie dans le pif.
Cinq ans. Cinq ans de vie commune tout de même ce n’est pas rien…On s’installE, on prend des habitudes…Comprends pas ce qui m’arrive…revenir en arrière peut-être…rembobiner le film et faire le point…et faire…
…Faire preuve d’un peu de patience meusieu…! Devoir regonfler un peu-neu de not’ Caravelle !
Et moi c’est l’mou d’veau que vous me pompez…! Alors magnez-vous le train…d’atter-ris-sa-ge ! Suis carac-té-riel…!
J’en profite pour commander la même chose que lui, un double baby on the rocks. Rien de mieux pour décompresser rapido-presto avant notre montée aux cieux.
Alors mon poto, toi aussi tu pico-les…?! La Johny Wal-ker air-lin-ne ?! Hello…bonjour la compagnie d’aé-ro-nefs ! Et foutez-nous donc l’air conditionné…putain de co-ca-gne ! C’est dingo ça…Voulez qu’on crève tous la gueule ou-ver-te dans votre car-lin-gue en zin-gue ?!
Sur que c’est la loose ici…! Et vous, vous êtes de Toulouse aussi ?
Ô Toulouse…Ô mon païs-se ! Un torrent de cailloux rou-le dans mon ac-cent…!
Déjà vu cette vilaine tronche de métèque…déjà vu l’animal qui ronronne…déjà entendu ce passage lyrique en occitan…
Peine de coeur-re hein mon gamin…? Et dis pas non, fais pas ton ma-rio-le…J’vous ai vu tout à l’heu-re ! Pas facile avec nos bon-nes fem-mes ! Tu sais la mienne aussi elle me tan-ne, mais moi je m’en tamponne le coq-quillard !
Mais de quoi je me mêle l’ostrogoth…?! Est-ce que je lui demande moi si son couple bat de l’aile ?! Peine de coeur ? Et alors, ça me regarde non… ?!
L’hôtesse rapplique avec le whisky… et celui-là c’est pour bibi…
Et vous auriez pas des caca-ouè-tes ? Des caca-ouè-tes nom d’un chien…! Et puis un autre whisky la baronne du coq-que-pit…! Allez bon dieu et que ça pè-te !
Vrai…vous avez raison…elle me quitte…Cette fois j’ai trop déconné j’crois bien… « Me prends pas pour une pomme…ma patience a des limites ! » Et le coeur quand ça ne bat plus qu’elle m’a dit aussi c’est plus possible tu vois. Plus possible nous deux…
Et cul sec mon baby. Mon baby, ô mon baby…Et pourtant j’y crois encore…Oui j’y crois tellement encore…
…Elle voudrait une maison…
…Avec des tuiles bleues…?
…Je sais pas ! Et un gamin aussi qu’elle veut…et puis un chat…
…An-go-ra…?!
Ouais…Putain comment vous savez-ça…?!
Cherche pas minot…C’est intra-sè-que ! On va t’écrire une chanson…! Avec les tripes, avec les tripes ma ron-del-le qu’on va t’écrire ta ri-tour-nel-le…! Et tu verras…Tu verras qu’elle va revenir ta jolie pou-li-che en sueur tou-té-mer-veil-lée de bon-heur…!
Comment ça une chanson…? Vous êtes sur de vous…?!
Un peu mon garçon…! Et ces caca-ouè-tes…? Alors ça vient ces caca-ouè-tes…?! Faudra pas attendre que j’vous tombe un pour-li-che…!
Ils ont enlevé la passerelle.

Et on a décollé…

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