Cette nuit, j’ai fait un rêve très étrange…
Voilà, que dans ce rêve si curieux, je me voyais, moi, Ernest Salgrenn, doté d’un pouvoir extraordinaire, un super-pouvoir bien plus fantastique encore que tout ce qui vous est possible d’imaginer ! En effet, si je ne pouvais voler à la vitesse de la lumière, ni déplacer des montagnes grâce à une force herculéenne, ou (et pourtant, j’avoue que cela m’aurait beaucoup plu !) m’agripper aux murs et me suspendre aux plafonds, tel Spiderman, l’homme-araignée des Comics Marvel, je possédais néanmoins un pouvoir encore plus étonnant, un incroyable don quasi surnaturel qui me permettait de changer notre Monde, car… on m’écoutait… ! Oui, vous avez bien lu… on m’é-cou-tait !
Au tout début de ce rêve, cela commençait de façon presque anodine. En réalité, je ne savais pas encore que ce pouvoir était là, déjà bien présent pourtant, et je ne me rendais pas compte de sa puissance démesurée. J’ai commencé par dire à mon petit-fils, Cloud, (très probablement en vacances chez nous pendant ce songe, et je rajouterai tout de suite pour ceux que son prénom interroge que mon gendre travaille comme commercial chez Free…) se brossant les dents devant le lavabo : « Tu devrais penser à fermer le robinet pendant que tu te brosses les dents, cela gaspille de l’eau pour rien… et l’eau, tu sais, mon petit, c’est important de l’économiser ! ». Une de ces banales phrases que je lui répète sans cesse.
À ma surprise, il a répondu : « Oui, Papynou, tu as raison, je te promets que je ferais bien attention dorénavant ! ».
Évidemment, cela aurait du me mettre la puce à l’oreille. Mais bon, vous savez bien ce que sont les rêves, nous ne sommes pas toujours très attentifs lorsque nous rêvons.
Puis, vînt le tour de ma femme. Elle revenait des courses au supermarché. Tandis que je l’aidais, sans râler, à ranger les provisions dans les placards (je vous rappelle qu’il s’agit d’un rêve !), je remarquais au milieu des sacs, un pochon en plastique rempli d’oignons blancs…
« Tu l’as vu… ?!
— Quoi donc ? Ton cul ?!
Je n’en connais pas la raison exacte, et peut-être serait-il nécessaire que je me pose sérieusement la question un jour, mais, ma femme, lorsqu’elle est présente dans l’un de mes rêves nocturnes, s’exprime toujours d’une façon très vulgaire…
— Non ! L’étiquette de tes oignons !
— Ben, quoi ? Kèsse kella cette tétiquette ?
— Ils proviennent de Nouvelle-Zélande ! Tu as acheté des oignons qui ont traversé le globe pour venir chez nous ! Te rends-tu compte, ma douce, de l’aberration que cela peut être ? Vingt-mille kilomètres dans la soute d’un cargo ! Alors que tout le monde sait pertinemment que ce mode de transport est l’un des plus polluant qui soit ! N’avons-nous pas pourtant d’adorables légumes chez nous, que ne nous soyons ainsi obligés d’en importer de l’autre bout de la planète ?
— … Ouais, c’est vrai… t’as raison… ! Le ferais plus !
— C’est bien… et pendant que tu y es, pense donc aussi à utiliser plutôt des pochons en papier pour les légumes, pochons que tu pourras d’ailleurs réutiliser plusieurs fois si tu prends soin de les conserver… et uniquement en papier recyclable, si cela est possible…
— OK ! Fr’ais bin gaffe à ça, la prochaine fois ! Promis-juré, mon gros loulou ! (elle crache sur le carrelage de la cuisine…)
— Et…
— Quoi, nankore ?
— Si tu essayais aussi de… de t’exprimer un peu plus correctement !
— Entendu ! Je n’y manquerai pas ! Plus aucun gros mot dorénavant… je surveillerai mon langage, c’est promis !
Bon, là, je dois vous dire que j’ai commencé à me douter de quelque chose de pas normal ! Que ma femme m’écoute ainsi sans broncher et ne m’envoie pas valdinguer comme un vulgaire mal-propre au bout de cinq minutes de conversation, il y avait forcément un loup qui se planquait quelque part… !
Alors, j’ai voulu tenter un truc sur mon chien. Pour voir.
« Kiki, viens mon Kiki, viens à papa… !
Il arrive, en remuant la queue, ce bâtard…
— Assis, Kiki ! Assis !
Il s’assoit… et ma surprise est grande, car c’est bien la première fois qu’il m’obéit ainsi… !
— Mais, c’est très bien ça ! Gentil toutou, mon Kiki ! Donne la papatte à papa maintenant ! Allez, la papatte !
Il me donne sa papatte, cet imbécile de clebs… Incroyable ! Cette fois-ci, je n’ai plus aucun doute… quoi que je dise et à qui je le dise, on m’écoute ! et mieux encore… on fait tout ce que je demande !
Me voici maintenant dans mon jardin. Le soleil se lève à peine et je tombe sur Raoul de l’autre côté de ma haie de thuyas du Mexique. Ce Raoul existe bel et bien dans ma vraie vie lorsque je ne dors pas comme en ce moment, et c’est effectivement un voisin de quartier. Un habitué de mes rêves, ce type. Par altération inconsciente de ma résilience à tous mes tracas quotidiens fort probablement, car je dois admettre qu’il est un peu ma bête noire… un casse-bonbon de première catégorie, une véritable calamité, un de ces redoutables pénibles de compétition que les circonstances de la vie vous foutent parfois dans les pattes sans qu’on sache bien pourquoi cela tombe sur vous ! Bref, à lui tout seul, un véritable roman ! Non, que vous dis-je, une encyclopédie en douze tomes sur la bêtise humaine !
Je passe la tête par dessus la haie et l’aborde.
« Mon cher voisin, vous voilà donc une nouvelle fois en train de passer votre tondeuse à six heures du matin, et un dimanche de surcroît, alors que vous savez pertinemment que c’est tout à fait interdit par notre règlement de copropriété !
— M’en fous ! Travaille, môa, la semaine ! Pas le temps ! Reste pas chez môa, moâaa, à faire semblant d’écrire des bouquins à la con pour des connasses qu’ont rien d’autre à foutre que de bouquiner ces conneries pendant que leurs cons de maris y bossent comme môa toute la semaine ! Alors, con, passe ma tondeuse quand j’veux d’abord, chuis chez mo-â, merde !
Ce corniaud de haute-voltige travaille comme docker au port. Docker de père en fils, chez les Raoul. Et même avant, je pense, et peut-être même depuis que les bateaux savent flotter sur l’eau. Six mois par an en grève, mon Raoul, avec tous les autres, ses copains « qu’i z’ont un métier k’est dur et kiss’on pas assez payés, nom d’Dieu d’enfants d’salauds d’patrons » ! Et pour le reste du temps en arrêt maladie… ! Bon, c’est vrai, j’exagère un peu, car parfois il lui arrive tout de même de bosser, histoire de ramener le soir à la maison deux ou trois bricoles électroniques chinoises tombées par hasard d’un container de vingt-et-un pieds, bricoles qu’il essaye ensuite de refourguer en douce, par-ci, par-là… Faut pas non plus déconner, la vie n’est pas commode pour tout le monde !
— Vous qui êtes le roi de la combine, Raoul, et si vous achetiez une de ces nouvelles tondeuses électriques ? Cela ferait déjà un peu moins de boucan, non ?
— Ouais… c’est une idée… !
— Ou mieux… du joli gazon synthétique… Plus besoin de tondre avec du gazon synthétique… et plus besoin d’arroser aussi… ! Regardez donc, ce n’est pas beau, ça… ? vous feriez de belles économies en plus !
— Ouais… c’est pas con c’que vous dites… !
— Et pendant que vous y êtes, si vous supprimiez aussi définitivement le mot « con » de votre vocabulaire ?!
— Hein ? Croyez vraiment que ça serait possible, ça, m’sieu Salgrenn ?
— Je ne sais pas, mais cela vaudrait peut-être le coup d’essayer… !
Me voici maintenant dans la rue. J’avance un peu… lorsqu’une voiture se pointe et s’arrête à mon niveau. La vitre côté passager descend, je le reconnais… c’est le maire de mon village !
— J’peux vous déposer quelque part, monsieur Salgrenn ?
— Non, merci, ça va, je préfère marcher… surtout qu’à vrai dire, je ne sais pas encore tout à fait où je vais aller très exactement… !
— Tut, tut ! Montez, vous dis-je, parce que ce n’est pas raisonnable avec cette chaleur, z’avez vu, la météo ? ils nous annoncent quarante à l’ombre pour aujourd’hui… et de l’ombre, bou diou con ! il faut la chercher par ici !
— Si on ne craint pas trop le bruit de leurs pales, il y en a un peu sous vos magnifiques éoliennes… je parle de celles que vous avez fait installer un peu partout autour de notre commune !
— Bon sang ! On ne va pas encore revenir là-dessus ! Vous savez bien que je n’ai fait qu’appliquer les ordres du préfet, monsieur Salgrenn !
— Oui, bêtement… comme un mouton bien discipliné…
— … C’est vrai, je l’avoue, mais avais-je vraiment le choix de refuser… ?
— On a toujours le choix ! Oui, toujours, croyez-moi, mon vieux… et parfois, avoir un peu de bon sens n’a jamais fait de mal à personne !
— Cela rapporte pas mal d’argent à la commune !
— Pardon ? Vous vouliez dire, je le suppose : cela ME rapporte pas mal de fric ! Car, mais arrêtez-moi si je me trompe… c’est bien vous qui êtes le propriétaire des terrains sur lesquels ces affreuses choses de plus de cent mètres de haut ont été installées ?!
— … Oui… !
— Et si on les démontait, ces horreurs ?
— Mais… comment ça… ?
— Pour les remonter ailleurs, par exemple…
— Où ça ?!
— Devant la préfecture ! Il y a justement un immense terrain vague qui ferait très bien l’affaire devant la préfecture…
— Un terrain vague ? Vous en êtes sûr ?
— Absolument ! Il suffirait d’annuler ce projet de nouveau centre commercial, un de plus, prévu à cet endroit, et qui devrait, lui aussi, rapporter pas mal de pognon à quelques amis très influents du préfet…
— Pas bête… !
— Alors, vous voyez ce que vous pouvez faire ? Je peux compter sur vous, monsieur le Maire ?
— Mais bien entendu ! Je m’en occupe tout de suite…
— Tout de suite… ? Un dimanche matin ? Je crains fort que vous ne dérangiez le préfet pendant sa partie de golf !
— M’en fiche !
— Bien… c’est vous qui voyez après tout… mais… attendez un peu… une dernière chose…
— Oui, quoi donc ?
— Une fois les éoliennes démontées… n’oubliez pas de faire replanter des arbres sur vos terrains… ce serait moche de laisser tout ça en friche !
— Oh ! Vous avez raison, je n’y aurai pas pensé tout seul… ! C’est vrai que c’est beau, un arbre… ! C’est tellement beau…
Je continue alors mon petit bonhomme de chemin, le laissant à ses nouvelles réflexions beaucoup moins mercantiles et bien plus chlorophyllées dorénavant. Mais, je n’ai pas fait trois pas en pantoufles, que voilà que je tombe sur Emmanuel Macron… ! Bien sûr, je me pince immédiatement pour voir si je ne rêverais pas, par hasard, dans mon propre rêve (oui, cela peut tout à fait arriver, je vous l’assure) ! Aie ! Et bien, non, je ne sur-rêve pas ! c’est bien lui… !
— Monsieur le Président ! Vous… ? Vous, ici… ?!
— Oui, car ma grand-tante Alexandra Plintralala habite à deux pas de chez vous, ma présence n’est donc pas si abracadabrantesque que cela dans ce coin paumé…
— Croquignolesque… aurais-je plutôt dit à votre place !
— Peut-être, mais vous n’êtes pas à ma place… !
— Mais, je n’aurai qu’à traverser la rue pour y être… !
— Soyons sérieux, monsieur !
— Je ne l’ai jamais été autant de toute ma vie ! Et tiens, je crois que vous tombez bien… Il y a justement deux ou trois petites choses qui me tiennent à cœur et que j’aimerai aborder avec vous… !
Il a l’air surpris, mon Jupiter, mais j’attaque immédiatement dans le vif du sujet, bien conscient que mon état paradoxal pourrait s’interrompre sans prévenir…
— Si on parlait un peu tout d’abord de ce fameux pouvoir d’achat qui préoccupe tant les français… ?
— Si vous y tenez…
— Très bien… commençons par parler de ces petits arrangements avec vos chers amis des Banques et de la Finance internationale… de ces fameuses actions privilégiées à dividende cumulatif… ainsi que de ces autres saloperies de crowndivesting actions ! Je pense que cela doit sûrement vous dire quelque chose, non… ?!
— Vous avez fait des études de commerce ?
— Non ! Juste suivi les cours du soir du Planning Familial… !
— Mais, qu’est-ce donc que toutes ces calembredaines ?!
Bon, bien évidemment, je ne vais pas vous infliger l’entièreté de notre conversation. Cela a duré plus d’une heure. Ce qui est, je l’admets, assez long, même dans un rêve…
Je retourne ensuite chez moi. Ma femme m’attends derrière la porte, un gros Larousse en couleurs dans les mains…
— Ah… te voilà enfin… tu rentres bien tard, mon chéri… n’es-tu pas trop fourbu d’avoir marché si longuement ? Ne veux-tu pas que je te masse un peu les pieds ? Je t’ai préparé un bon repas… que des bonnes choses bien de chez nous… une véritable capilotade auvergnate… ! Dis, mon amour, tu ne m’admonesteras pas de trop si je devais me tromper encore quelque fois dans l’emploi du subjonctif… ? Amphigourique… c’est joli, ce mot, n’est-ce pas ?! Je viens de le découvrir dans le dictionnaire… ! et celui-là… coprolalie… n’est-ce pas très exactement ce dont je souffrais avant que tu ne me le fasses si justement remarquer ? Oh… il y a tellement de belles choses à découvrir dans le dictionnaire, si tu savais ! Et les pages roses au milieu… ? As-tu déjà lu les pages roses… ? C’est absolument merveilleux, ces pages roses… !
— …
Mince… je reste un peu sur le cul, et je me demande si finalement je ne la préférais pas avant. Sa gouaille ordurière de poissonnière du quartier du Panier me manquerait déjà… ?! Insondable âme humaine…
Je sors un papelard de ma poche de pyjama et attrape le téléphone posé sur une table gigogne dans l’entrée.
— Qu’est-ce que tu fais, mon chéri ?
— Je dois appeler quelques personnes… vite… avant que je me réveille… !
— Quelques personnes… ?
— Oui ! C’est Manu qui m’a refilé tous leurs zéro-six persos… bon, je crois que je vais commencer par lui… C’est quoi déjà l’indicatif pour la Russie… ?
Dring… dring… ! ça sonne… oui, ça sonne… mais… c’est mon réveil ! Il me faut encore quelques minutes avant d’émerger totalement des vapes… j’entends ma femme qui s’active au rez-de-chaussée… elle doit certainement préparer notre petit-déjeuner… enfin, voici que je retrouve tout à fait mes esprits et me lève…
— Bonjour, mon chéri ! As-tu bien dormi ?
— Hum… ouais, ouais, si on veut… c’est quoi tout ce vacarme, dehors ? Je parie que c’est encore le voisin qui tond sa pelouse ?
— Non, pas du tout ! Je ne sais pas ce qui leur prend ce matin, mais… ils ont décidé de démonter toutes les éoliennes… !
Il faut que je me pince à nouveau… aie ! Fais chier, cette fois, c’est bien sûr… je ne dors plus… ! Je sors sur le perron, accompagné de ma femme… un gros camion passe dans la rue, une immense pale d’éolienne posée sur sa remorque…
— Dieu… ne trouves-tu pas qu’elles paraissent encore plus grandes couchées que debout ?!
— Quoi… ? Comment tu m’as appelé, là… ?
Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juillet 2022. Tous droits réservés.