CLONERIE.

On sonne. J’ouvre. Mince alors… c’est moi !
Lui :
« Coucou ! Me voilou… !
Je n’imaginais pas qu’on me le livrerait aussi vite et je suis un peu pris au dépourvu…
Moi :
— Entrez, mais entrez donc, je vous en prie…
— Ah… on se tutoie pas, alors ?
— Hein… ? Mais si, si, bien sûr, vous avez raison… tutoyons-nous !
À première vue, il semble assez réussi. Enfin, je veux dire ressemblant.
— Wouaah… ! C’est drôlement grand chez toi !
— Oui, mais, chez moi… c’est un peu aussi chez toi maintenant, non ?!
— C’est vrai… toi, moi, moi, toi, c’est comme qui dirait du pareil au même !
Mon téléphone sonne dans ma poche intérieur de veston. Je réponds. C’est l’Entreprise…
Eux :
— Monsieur Salgrenn ? Bonjour ! Alors ? Vous êtes satisfait ?
Moi :
— Hé bien, je ne sais pas trop encore, il arrive à peine ! Une petite seconde s’il-vous-plaît… dis, toi, tu pourrais tout de même t’essuyer les pieds… ça ne se voit peut-être pas mais j’ai fait le ménage à fond ce matin !
— Bon, ne vous inquiétez pas… vous aurez certainement quelques petits réglages à faire, mais ensuite, vous verrez… il sera parfait… tout comme vous !
— Comme moi ?
— Oui ! Tout pareil !
— Juste une chose, si je peux me permettre, je trouve qu’il a un peu une tête… comment vous dire… oui, voilà… un peu une tête à claques, quand même, non ?! N’auriez-vous pas, par hasard, un peu trop forcé le trait ?!
— Nous avons pris les mesures exactes ! Aussi tout est parfaitement à l’identique, je vous assure… mais, ne vous en faites pas, monsieur Salgrenn, cela est tout à fait normal : au début, cela fait souvent ça !
— Très bien… si vous le dites ! Espérons que je m’habitue, à la longue…
— Bien, je vous laisse, mais surtout n’hésitez pas à nous joindre si vous avez le moindre souci avec notre… « Vous » ! L’assistance en ligne se fera un grand plaisir de vous aider, et n’oubliez pas non plus que la garantie sur ce produit court sur trente ans à compter d’aujourd’hui…
Pendant ce temps, Moi s’est assis sur le canapé et détaille avec acuité tout ce qui l’entoure.
Lui :
— Félicitations ! Tu as du goût pour la déco ! J’aime bien ! Oui, vraiment, j’aime bien !
— Tant mieux ! Toutefois l’inverse m’aurait surpris… Vous, enfin… tu, tu bois quelque chose ?
— Oui, la même chose que toi !
— Un Porto Tawny, alors ?
— Tu n’as pas plutôt du whisky ? Le Porto, c’est un truc de gonzesse, non ?!
Du whisky ? Comme cela est curieux, je n’aime pas le whisky ! Je ne bois jamais de whisky ! Le whisky, je considère même qu’il n’y a rien de plus dégueulasse au monde ! J’attrape la bouteille de Porto.
— J’en ai plus !
— Faudra en acheter…
Cinq minutes à peine qu’il est arrivé et j’ai déjà envie de me le faire…
Lui :
— Alors, comme ça… on écrit ?!…
— On… ? Comment ça : on… ?!
— Oui, toi, toi et moi, on écrit des bouquins, non ? Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre… ?
— Oui, c’est exact, j’écris des romans… et avec un certain succès d’ailleurs…
— Cool ! Ouais, trop cool ! J’aurais pu tomber plus mal ! Mais écrivain, c’est très bien comme boulot ! Nickel !
— Un glaçon ?
— Non, surtout pas !
— Hé bien, moi, j’en mets toujours deux…
— C’est une photo de ta femme, là, dans le cadre ?
— Oui… c’est elle…
— Ben, mon salaud ! Plutôt gironde, la rouquine ! Et c’est peu de t’dire comme je kiffe les rousses ! T’inquiète, les blondes et les brunes aussi, y a pas de problème !
— Me voilà rassurer… peut-être ont-ils bien fait leur travail finalement…
— Et elle n’est pas là, aujourd’hui, ta meuf ?
— Non… elle n’est pas là, aujourd’hui…
— Dommage ! Oui, c’est bien dommage ! Nous aurions pu faire connaissance !
— Je crois qu’il est souhaitable d’attendre un petit peu pour ça… Elle n’est pas encore au courant pour… toi… c’est une surprise que je veux lui faire…
Je lui jette, sans précaution, deux glaçons dans son verre. Juste pour observer sa réaction. Mais, il ne bronche pas d’un poil…
Moi :
— Et tu as fait des études ?
— Bien sûr ! Quelle question idiote ! Forcément les mêmes que toi, mon pote !
— Mon pote ? Non, désolé, mais je ne pense pas que je sois ton pote, mon vieux ! Je suis moi, et toi, tu es moi… ! Mais, en aucune façon je ne pourrais devenir un jour, ton pote !
— Et moi, je ne suis pas ton vieux, non plus ! Je te rappelle que nous avons le même âge tous les deux ! Très exactement le même âge…
Je remarque quelques rides sur son front que je ne me connaissais pas. Et il me semblait avoir tout de même un peu plus de cheveux sur le caillou. Il saisi son verre de Porto. Sa main tremble un peu…
Lui :
— Alors, c’est quoi le programme de la soirée ?
— Le programme ? Mais, quel programme ?
— Ben, le programme des réjouissances, quoi ! On va tout de même pas rester là, tous les deux comme deux pauvres schnoques, à se regarder dans le blanc des yeux pendant toute la soirée ! Non, ça, c’est sûr : faut à tout prix qu’on bouge d’ici, mec !
— Qu’on bouge ? Mec… ? Mais, je suis très bien chez moi ! Il n’est pas question une seule minute de sortir où que ce soit, ce soir ! D’ailleurs, je suis éreinté, alors je compte bien me coucher tôt !
— Ho la, ça promet, tiens… !
Me le voilà qui boude maintenant, l’imbécile. Incroyable ! Il est incroyable ! D’agacement, il fait tinter bruyamment ses glaçons dans son verre, le regard perdu dans le vague. Je me lève pour mettre un CD dans la chaîne hifi. Du Mozart, tiens. On va voir s’il aime Mozart, ce crétin. Mais, qui n’aime pas Mozart ?! Mozart, allons, voyons, tout le monde aime Mozart…
Moi :
— Je suppose que tu apprécies, comme moi, la grande musique classique… Mozart par exemple… tu adores Mozart, n’est-ce pas ?
— Qui ça donc ?
— Moz… mais… et Bach ?!
— Hein… ?
— Et Chopin… ? Chopin et sa sonate pour piano numéro 2… ? Et puis Bramhs… ?
— Connais pas ces gars-là ! Moi, c’est plutôt le rap, mon deal ! Lacrim, Mister You, Kaaris, Rim’K, Black M , Booba, la Fouine…
— … La Fouine… ?!
— Ouais, la Fouine ! Ça, c’est de la zique qui déménage ! Et avec du texte qui veut dire quelque chose au moins… Il se met à éructer en tambourinant comme un sauvage sur ma table basse… T’as fait quoi pour nos gueules ? On a grandi tout seul, allez, nique ta mère ! Tu vas nous mettre à l’amende quand tu vas nous revoir, allez, nique ta mère ! On génère des millions, on est durs et mignons, allez, nique ta mère ! Allez, nique ta mère, gros… !*
— Nique ta mère, gros… ?!
— Ouais… parfaitement… Nique ta mère, gros !
Je me ressers un porto. Ras le bord. Je commence sérieusement à me poser des questions… c’est quoi, ce boxon, avec ce… Moi ?!
Lui :
— Des chips ? T’as pas des chips ?
— Non !
— Et des cacahuètes ? T’as pas des cacahuètes ?
—… Non… pas de cacahuètes, non plus… toutes ces cochonneries font grossir !
— Mais… frère… on n’est pas gros !
— C’est vrai… mais je préfère tout de même ne pas prendre de risques !
— Et tu fais du sport ? Tu soulèves de la fonte ? Des squats sautés ? Je parie que tu boxes aussi ?
— Non… rien de tout ça… désolé !
— Va falloir s’y mettre…
Il chope un magazine dans la pile posée sur la table.
Lui :
— Merde ! Mais… c’est nous, là, en couverture ! Ernest Salgrenn… L’auteur de l’année… ? Deux millions d’exemplaires vendus ? Ouaah… on doit se faire un paquet de tunes, alors ?!
— Tu ne portes pas de lunettes pour lire ?
— Des lunettes ? Non… pourquoi faire ?!
— Parce que je suis presbyte…
— Z’ont du m’arranger ça à l’usine !
— Oui… sûrement… ça doit être ça…
— On est blindés, alors ?
— On n’est pas à plaindre…
— On roule en Porsche Cayenne ? Go fast ?!
— Non, une Smart, pour la ville…
Il éclate de rire.
— Une Smart ? Arrête tes conneries ! C’est une caisse de ped’zouille, ça !
— C’est surtout ma femme qui s’en sert… moi, j’ai une DB6 cabrio pour le week-end !
— Une Aston ?! P*, une Aston ! Mais, c’est le kif grave, man ! On pourra faire un tour demain ? Tu me laisseras conduire, dis ? Tu me laisseras conduire, hein ?!
— On verra…
Il aime les belles voitures, c’est déjà ça. Faut peut-être lui laisser une chance pour Mozart. Il retrousse ses manches…
Moi :
— Mais… c’est quoi, ça… ?
— Quoi donc ?
— Tu as des tatouages plein les bras ?
— Ben, ouais ! Ça te plaît ?
— C’est à dire que moi : je n’ai aucun de ces tatouages, ni sur les bras, ni ailleurs sur le corps…
— C’est peut-être un bonus ! Va savoir ?
— Un bonus ? Comment ça, un bonus ?! Je n’ai jamais demandé de bonus ! Et puis c’est très moche, ces tatouages ! Oui, très moche… je n’aime pas du tout… je trouve ça vulgaire pour tout te dire ! Extrêmement vulgaire !
— Je pourrai peut-être les faire enlever, si ça te gêne ?
— Oui… enfin, on verra aussi pour ça…
— Et t’as un gun, ici ?
— Comment ça, un gun… ?
— Ouais, un soufflant, un colt, un pétard ! De quoi faire face au cas où on nous chercherait des noises… !
— Jusqu’à présent, je n’ai jamais eu à faire face… on me cherche rarement des noises à vrai dire, et puis je pense que c’est plutôt le travail de la police de protéger les honnêtes gens…
— La police ? Tu te fous de ma gueule, là ?
— Non…
— Bon… et on mange quoi, ce soir ?!
— Tu as déjà faim ?
— Oui ! Grave la dalle ! Si tu veux, je pourrais nous faire des pâtes ? Un gratin de pâtes au gruyère ! Des pâtes, du beurre, du gruyère… tu as du gruyère rapé, frèrot ?
— Certainement, oui, je pense que je dois avoir ça…
— Alors… elle est où, notre cuisine ?
— Par là… tout au bout du couloir…
Un gratin de pâtes… ? Pourquoi pas… cela fait une éternité… et pourtant, j’adorais tellement ça, avant… je me souviens très bien… c’est maman qui nous faisait souvent de bons gratins de pâtes… oui, maman… ma petite maman chérie… Voilà mon téléphone qui sonne à nouveau dans ma poche…
— Monsieur Salgrenn ? C’est encore nous… l’Entreprise…
— Oui… quoi ?
— Je vous rappelle car… enfin, cela n’arrive jamais, je vous l’assure, oh, oui, croyez bien que c’est la première fois que cela nous arrive…
— Quoi ?
— Il y a eu une erreur… une petite erreur dans la programmation…
— Comment ça, une erreur ? Une erreur à quel niveau ?
— Votre « Vous »…
— Oui, hé bien, quoi, mon « Vous »… ?
— Ce n’est pas le vôtre… !
— Pardon ?
— C’est celui de quelqu’un d’autre… ! Une personne vraiment peu recommandable d’ailleurs… une regrettable erreur… nous sommes vraiment navrés… tellement navrés…
— Et… ?
— On va vous le reprendre, bien entendu… on va vous le remplacer dès demain matin… sa production est déjà lancée, et cette fois : il n’y aura pas de problème, je vous le garantis !
— Non… !
— Comment ça, non ?
— Je le garde !
— Vous le gardez ? Mais comment ça, vous le gardez ?
— Oui, c’est ça, laissez tomber, je le garde ! Finalement, il me convient parfaitement, celui-là ! Et puis, tiens… Nique ta mère, gros !

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Janvier 2022. Tous droits réservés.

  • Lacrim. Paroles : Karim Zenoud / Sofienne Manessour
    Allez nique ta mère © Sony/ATV Music Publishing LLC

9 Replies to “CLONERIE.”

  1. Voilà comme j’aime Salgrenn ! Pas forcément quand il s’applique à « bien » écrire, comme le font certains pour agrémenter un texte des plus… des moins… bref, au sujet qui manque souvent d’originalité.
    Salgrenn tu es le meilleur quand tu vas chercher l’inventivité et que tu la ramènes plus vraie que nature ! J’avais il y a quelques années, écrit (mais sur plus de 3’000 ça va être difficile de le retrouver, quoique…) un texte sur la commande d’un robot pour une dame qui cherchait la perfection chez un homme. Je ne te raconte pas la chute parce que je vais peut-être le remanier et l’éditer à nouveau. On comparera nos expériences robotiques !
    😉

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    1. Merci Dominique ! Le plus difficile n’est pas d’imaginer des histoires (je parle pour moi) mais plutôt de les mettre en mots ensuite. Surtout en ce moment (d’où mes posts plus espacés) où je suis très occupé par ailleurs (merci l’ONF !). J’ai lu ton texte (le robot parfait… enfin presque !) et suis d’ailleurs étonné de ne pas l’avoir lu en juillet 2020. C’est une autre approche sur ce thème. Pour mon histoire, j’avais un peu en mémoire un film assez génial que j’ai vu il y a longtemps avec Michael Keaton : « Mes doubles, ma femme et moi ». Le type se retrouve avec un clone, puis deux, puis trois, quatre, cinq… et ne s’en sort plus au final ! J’avais adoré ce film ! Bonne soirée à toi !

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