Affreux Jojo.

Je connais, depuis bientôt trois ans maintenant, un type vraiment spécial. Jonas. Un vieux saligot, râleur de première, jamais heureux, et à tout vous critiquer en permanence ! Ce n’est pas très compliqué, quoi qu’il se passe, quoi ou bien de qui, il puisse s’agir : il est forcément contre ! De plus, monsieur vous le fait toujours savoir sans jamais prendre de gants : brutalité permanente des mots choisis, expressions si cruelles qu’elles vous descendent en flamme, et, bien entendu, objectivité toujours au ras des pâquerettes ! Plus impolitiquement correct que ce Jonas, cela ne doit pas exister sur Terre, c’est tout bonnement impossible ! Une parfaite petite ordure, en résumé !
Et, comme il se trouve qu’il est mon voisin de palier, et qu’il n’a personne d’autre, mis à part moi, à qui cracher son venin quotidien, si ce n’est cette jeune infirmière (Mademoiselle Corine Lebas) qui lui rend visite chaque matin et chaque soir, toujours en coup de vent bien sûr, afin de lui laver les fesses (et quelques fois les dessous de bras lorsqu’elle a un peu plus de temps, mais c’est assez rare), et vérifier aussi qu’il a bien pris tous ses cachetons, je suis en première ligne pour profiter de ses perpétuelles et ignominieuses déblatérations…
Aucun sujet ne lui fait peur, à mon affreux Jojo. Véritable champion toutes catégories de la méchanceté, tout est matière exploitable pour exprimer sans retenue sa haine immodérée de la Société, et, d’une façon très générale, son exécration du Monde, il faut bien le dire.
Ce matin…
« Est-ce que tu te rends compte… voilà maintenant que des cons ont inventé un verre « mouchard » pour surveiller les vieux… ! ils peuvent savoir comme ça s’ils boivent réellement leur flotte ou bien la jette dans le lavabo ! Tu vas voir qu’ils finiront par nous mettre une puce électronique dans le fion… mais si… on y arrive, j’te dis !
— Ils ont raison, Jojo… il ne faut pas oublier de boire régulièrement pendant cette canicule… ! Si tu as terminé ta clope, tu veux que je te pousse au frais, dans la cuisine ? il fait déjà très chaud sur ce balcon…
Jojo est en fauteuil roulant depuis son accident. Et cela n’a fait, sans aucun doute, qu’empirer sa mauvaise humeur congénitale.
— Ouais ! C’est ça… pousse donc, l’invalide ! Et après ça, tu nous serviras un petit jaune, histoire de se rafraîchir un peu, l’gosier… !
— Il est à peine neuf heures, Jojo… !
— Et alors, c’est quoi le problème… ?!
L’accident à Jojo, c’est en tombant d’une échelle. Une échelle de huit mètres quand même, et cela commence à faire haut pour se casser la gueule. Il changeait de vieilles tuiles cassées chez Raton (Raton était le boulanger du coin de la rue Mesrines, mais il a pris sa retraite depuis). Comme il bossait au black, les assurances n’ont pas suivi, et, du coup, ce fût tout pour sa pomme, à Jojo…
— Quelle bande de pédés, tout de même ! Ça fait bientôt deux ans qu’ils n’ont pas augmenté ma pension d’invalidité, et là, voilà pas qu’ils se décident enfin, histoire d’amadouer les gens à cause des élections… comme par hasard, Balthazar ! Mais, j’suis pas dupe, Gigi (Gigi c’est moi, Gilbert Gageonnet, initiales GG…) ! J’suis pas dupe, tu peux me croire ! j’les connais par cœur maintenant toutes leurs petites combines à deux balles, à tous ces véreux de politicaillons !
Mon Jojo, ce n’est pas un secret, il n’aime pas les homos. Ni les gouines. Ni même tous les autres d’ailleurs, tous ceux qui ne sont pas bien nets, d’après lui, avec l’emploi de leurs bistouquettes ! Pour Jojo, la bistouquette (Et, mon Dieu ! que ce mot est ridiculement laid dans sa bouche…), c’est sacrée ! Il affirme qu’il n’y a pas trente-six moyen de s’en servir : soit tu es du bon côté de la tige, soit… tu ne l’es pas ! C’est un peu pour ça que je ne lui ai encore jamais avoué à Jojo que j’étais pédé, comme il dit. Je pense qu’il le prendrait mal.
— Et surtout n’oublie pas les glaçons, mon garçon, sinon ça te colle au caleçon ! Et tu m’en mets deux… comme papa, s’il-te-plaît !
— Ce n’est pas raisonnable du tout de boire de l’alcool aussi tôt dans la journée ! Et avec cette chaleur, en plus ! Si ton docteur l’apprenait, sûr que je me ferais engueuler !
— On l’emmerde, le docteur ! Et on emmerde aussi toute la Médecine pendant qu’on y est ! À poil, les carabins ! À poil ! Et crois-moi bien qu’c’est pas ça qui m’tueras ! Oh, que non ! C’est plutôt leur connerie, à toutes ces pédales d’emmerdeurs, qui me tuera un jour… leur connerie, t’entends ?! Tiens, est-ce que t’as vu notre président ? Est-ce que tu l’as vu dans le train, à son retour de Kiev’eu ? Môsieu « Je-sais-tout-sur-tout-parce-que-je-suis-le-premier-de-la-classe-depuis-que-je suis-tout-petit » qui nous donne des interviews dans un wagon de la SNCF à trois heures du matin ! Trois heures du mat’ ! Moi, à trois heures du mat’, je pionce ! Et tout le monde pionce aussi à trois heures du mat’… ! Quel con, alors ! Non mais, quel con, non… ?! Comme s’il ne pouvait pas prendre l’avion comme tous les autres ! Quel freluquet, celui-là !
— C’est beaucoup plus écologique, le train… et puis… moi… je ne dormais pas encore à cette heure-là… je rentrais à peine de mon travail…
— Oui, bon… toi, tu sais très bien que tu ne seras jamais un bon exemple… !
— Merci… ça me touche… ! Mais, il essaye de sauver l’Ukraine… et peut-être bien, nous, avec… aussi je trouve que c’est quand même bien d’être aller là-bas, c’est drôlement courageux de sa part…
— Courageux ? Mais qu’est-ce que tu y connais toi, mon p’tit gars, au courage ? Hein ? Non ! Faire la belle, toute bronzée en bras de chemise, entourée de ses quarante gardes du corps, ce n’est pas ça avoir du courage ! Le courage, ce serait d’aller dire merde à Poutine une bonne fois pour toute ! Bien en face ! Et de lui retourner sa putain de table en marbre de dix mètres de long sur sa sale petite gueule, à ce salaud… voilà ce que serait la vraie définition d’avoir des couilles au cul ! Des couilles au cul, voilà bien c’qu’il lui manque… et à tous les autres aussi ! Mais, oui, qu’est-ce qu’on attends pour leur greffer des couilles au cul, nom d’un chien ?!
— Mais pourquoi es-tu donc si grossier, ce matin ? Tu sais très bien pourtant que je n’aime pas la grossièreté…
—… je sais pas… ! Cette chaleur, sûrement… tiens, ressers-z’en-moi donc un autre, histoire de pas perdre la main !
Il se trompe, Jojo. Du courage, j’en ai, moi aussi, lorsqu’on essaye de me casser la figure parce que mes petites manières ne plaisent pas toujours à certains. Je me laisse jamais faire, je me défends toujours. Même si, c’est vrai, je n’ai pas souvent le dessus…
— Tu ne veux pas plutôt de l’antésite ?
— Tu te fous de ma gueule ? C’est cancérigène, l’antésite ! Ils l’ont dit à la téloche, dans le magazine de la Santé ! Comment qu’elle s’appelle, l’autre, là, la vieille peau… ! Mais si, tu vois bien, celle qu’est un peu trop potelée des bras… la Barrière d’en Close ! Voilà, c’est ça !
— Ce n’est pas bien non plus de se moquer des gros ! Et puis tu ne devrais pas continuer à t’abrutir comme ça à longueur de journée devant la télévision ! Tu devrais plutôt lire un peu… la lecture, serait une distraction beaucoup plus apaisante pour toi, j’en suis certain… je peux te passer un roman, si tu veux… Éric-Emmanuel Schmitt… c’est bien, un livre de Schmitt, pour aborder la lecture… « Le Visiteur » par exemple… une pièce de théâtre… c’est facile à lire et je suis persuadé que cela te plaira…
— Ce gros cochon ?! Et si ça se trouve… il est pédé comme les autres, lui aussi ! Je suis sûr qu’ils sont tous plus ou moins de la jacquette dans ce milieu ! Alors, certainement pas ! Et puis… ça m’userait les yeux de lire dans le noir !
— Je pourrais t’entrebaîller légèrement un volet…
— Laisse tomber, j’te dis !
— Bon… si tu n’as besoin de rien, je vais filer, j’ai pas mal de trucs à faire ce matin…
(Un brin de couture pour être exact. Hier soir, dans les coulisses, j’ai accroché une de mes tenues de scène. Celle de Dalida, la robe fourreau tout en strass. Ce n’est pas très grave, mais il faut tout de même que je reprenne ce petit accroc avant que cela n’empire de trop.)
— Hum…
— Et je te prends cette paire de chaussettes… j’ai vu que qu’elles avaient des trous au bout…
— Des trous ? Et alors… comme ça, tu sais coudre, toi ?
— Oui, un petit peu… j’ai appris avec maman… bon, OK, je vais te les repriser… mais, je crois aussi que tu devrais te faire couper les ongles des pieds un peu plus courts… c’est à cause de ça, tes trous aux chaussettes ! Tu devrais peut-être demander à ton infirmière… c’est à elle de faire ça… cela fait partie de son job après tout…
— Cette petite conne ?! Elle n’a jamais le temps de rien ! Je crois bien que je devrais en changer…
— Oh, là, doucement… je crois que tu devrais peut-être y réflèchir à deux fois avant de prendre une décision comme celle-ci… avec ton sale caractère, pas sûr que tu trouves quelqu’un d’autre aussi facilement ! Ouais… c’est pas gagné du tout !
— N’importe comment… c’est pas important, je m’en fous pas mal ! J’peux me débrouiller seul, s’il le faut ! Ouais, j’pourrais faire sans… tu sais, j’ai toujours su me démerder tout seul, moi !
— Décidement, tu es en pleine forme, ce matin, pour nous sortir des grosses bêtises ! Bravo, l’artiste !
— Mais… tu repasseras me voir plus tard… ?
— Oui, bien sûr, comme d’habitude… vers huit heures, ce soir, avant de partir au boulot… mais il faut que je me repose un peu, moi aussi… je suis comme tout le monde, j’ai du mal avec cette chaleur… allez, cette fois, je te laisse, mon petit Jojo… à pluche !
Au moment de refermer la porte…
— Gigi…
— Oui… quoi… ?
— …Non… rien… enfin si… ton bouquin, là…
— Celui de Schmitt ?
— Oui, c’est ça… apporte-moi le quand même, si tu veux…
— Bien… d’accord, c’est entendu, à ce soir, alors…
Le lendemain matin, vers huit heures.
On frappe à ma porte. Je suis encore dans le gaz, pas démaquillé, rentré très tard, on a fait la bringue avec les copines, un anniversaire, toute cette nuit…
C’est la petite conne ! Enfin, je veux dire l’infirmière, mademoiselle Corine Lebas…
— Bonjour… madame… monsieur…
— Oui, non, enfin, si, oui… c’est bien monsieur !
— Avez-vous vu Jonas, hier soir ?
— Jonas… ? Non, je n’ai pas eu le temps de passer chez lui… j’étais à la bourre… pas eu le temps… je devais lui passer un livre, mais comme je vous viens de vous le dire… pas eu le temps malheureusement…
— Il est mort dans la nuit… !
— Quoi… ?
— Oui, une rupture d’anévrisme certainement… Avec la chaleur, peut-être… Il y avait ça, posé sur la table de la cuisine… une lettre… c’est pour vous… Gigi… c’est bien vous, Gigi ?
— Oui, Gigi… pour Gilbert… je peux le voir, Jonas… ?
— Non, pas pour le moment, le docteur doit passer avant, pour signer le certificat de décès, vous comprenez, c’est obligatoire, je vous le dirais après, quand ce sera bon…
— Bien… merci, c’est très gentil de votre part…
Et elle repart, avec sa petite sacoche, miss Tact…
La lettre, oui, vous avez raison, la lettre…

Gigi, mon petit Gigi, mon cher petit Gigi,

Quand tu liras cette lettre, je ne serais probablement plus de ce Monde à la con. Parti Jonas, envolé Jonas, by, by Jonas ! Ben, oui, il a bien réussi son coup, on le verra plus, ce vieux trou du cul !
Bon, c’est vrai, que je râlais pas mal… et peut-être même un peu plus souvent qu’à mon tour !
OK, ce n’est pas non plus pour me trouver des excuses foireuses mais tu avoueras que les aléas de l’existence, comme on le dit dans tes bouquins à l’eau de rose, ne m’ont pas rendu cette vie facile, surtout sur la fin…
Alors, regardons-ça plutôt comme si cela avait été tout bêtement ma façon à moi de vous crier à tous : « Au secours, aidez-moi un peu, j’ai si mal, je souffre tellement… ! »
Enfin, je voulais te dire aussi que pour toi, pour ta vie, ton boulot de danseuse au cabaret, j’ai toujours su. Oui, tout, je savais tout, et depuis le début… ! Mais, vois-tu, finalement, je m’en foutais ! Je m’en foutais pas mal parce que tu es un sacré brave gars, mon petit Gigi…
Allez, tchao, mon pote ! Et toutes mes amitiés depuis l’au-delà à tes copines du Music-hall !
PS : Dis leur bien, à ces cons de docteurs, que rien que pour les faire chier, je ne veux surtout pas donner mon corps à la science ! Merci, Gigi…

Non. Merci à toi, Jojo…

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

Fondu.

Aujourd’hui, je me traîne comme un mouton lourd, j’ai la flemme des grands jours. Ne rien foutre, juste attendre que ça passe. Dehors, ils annoncent 40. À l’ombre bien sûr. Peut-être même 42. Canicule… À l’intérieur, 18. La clime générale tourne à fond, et pour un peu, je me pèlerais presque si je n’ouvrais pas de temps en temps une fenêtre en grand. Pas envie d’écrire. Ou alors, si, mais uniquement des phrases longues, interminables, sans ponctuation, même pas de point au bout, sans fin, et toutes remplies de ces mots qui font du mal à la lecture, des mots qui râpent, qui t’accrochent la langue, mots un peu sales sur eux, ou mots tout torturés de l’orthographe, avec un « X » qui siffle bizzarement au beau milieu, et puis des « K » aussi, des tonnes de « K »… « Gengis Khan se carapate dans les Carpates en Volkswagen kaki ! »… Cela ne veut rien dire, c’est absurde et moche, mais voilà bien tout ce que j’ai envie d’écrire, ce matin…
Un peu plus tôt cette nuit, vers deux heures, coup de fil de Los Angeles :
« Devine c’est qui ?! c’est Tata, c’est Titi, c’est Tino, c’est Tarantino !
— M’ouais… ?
— Je ne te réveille pas au moins ?
— Non, ça va… je me repassais l’intégrale des quatre saisons de « Killing Éve », en m’empiffrant de glace à la pistache turque bien arrosée de Kirsh… !
— Parfait ! Bon, là, j’suis avec les producteurs… faut à tout prix que tu nous écrives un scénar, un truc qui tienne la route, t’as seulement deux jours… c’est bon pour toi ? No problem, mon pote ?!
Tarantine, cette grande gigue du Tennessee, à chaque fois qu’il me voit, aime me rassurer et me dire que, d’après lui, je serais tout simplement un véritable génie, que personne n’a jamais rien écrit d’aussi chouette (en français dans le texte) depuis Victor Hugo, ou même, Lamartine ! Moi ? Un génie ? Mon cul, oui ! Un génie, c’est le petit Wolfgang qui jouait comme un demi-dieu du violon, ou de la clarinette à bec, ou bien composait un opéra à six ans à peine. Moi, à cet âge-là, je faisais du vélo, au parc, avec les deux petites roues, de chaque côté à l’arrière, pour ne pas me casser la gueule comme une merde ! Un génie ? Non, monsieur ! Un génie, c’est un Xavier Dolan, magistral, qui réalise son premier film à dix-neuf ans, c’est Rimbaud, sublime, qui écrit son « Bateau ivre » à tout juste dix-sept berges. C’est… ce n’est pas moi en tout cas ! Et encore moins aujourd’hui, où il fait bien trop chaud pour écrire quelque chose de génial. Beaucoup trop chaud…
— OK… c’est quoi, dans les grandes lignes, l’idée… ?
— Y’en a pas ! Tu as carte blanche ! Profites-en ! Lâche les fauves, mon vieux !
Carte blanche ? Faut pas me le dire deux fois…

Tarmac. Chaleur, transpiration. En arrière-plan : avion, gros n’avion, Boeing 747, Force One, la bannière étoilée sur la queue…
Arrive Joe Biden. Tribune, micros, plein de micros. Déclaration solennelle :
« Gne Gnje…(pause)… gnagna… gna gne… (pause encore)… gnla… gn… Guerre… !
Mouchoir blanc, sueur présidentielle, hymne national, trompettes, mains sur le cœur. Sortie du cadre à petits pas de vieux. Fondu enchaîné…
Hélicoptère. Gros n’hélico. Vroum-vroum, rase-mottes, casques mats, noirs, visières dorées dans un soleil éclatant. Joli. Très joli, les reflets dorés. Écussons en couleurs sur les bras, armement. Beaucoup d’armement. Impressionnant.
Le pilote, Jack Mitchell (ou bien peut-être Johnny Check ? Faut voir).
L’ acteur (Tom Cruise, ouais, il est pas mal, Tom Cruise… !).
— On va leur péter la gueule, chef !
Bing ! Crash, descente en flammes, détonations tout azimut, re-flammes, perte de connaissance, nuit noire, capture. Angoisse en contre-plongée…
Prison. Chaleur, moiteur, humidité, ça suinte de partout. Bestioles qui rampent, ça grouille. Un serpent sort d’un trou… ouais, pas mal, ça, comme idée, un serpent… Oppression. Interrogatoire musclé. Claques. Beaucoup de claques. Héros diminué, humilié, dégradé, malmené, torturé, et claqué donc, mais de magnifiques claques qui claquent, surtout pas des fausses de cinoche, faut qu’on est mal pour lui, que ça saigne du nez, des deux narines à la fois, mais, oui… c’est vrai qu’il est très beau, ce visage de Tom Cruise, tout couvert de sang, plein d’égratignures… (Penser au plan serré sur son nez sanguinolent).
Un méchant (accent slave, ou chinois, faut voir aussi) :
— Tu vas parler, ou on te laisse rôtir en plein cagnard… ?
Non ! Plus méchant que ça encore, notre méchant :
— Tu vas parler, ou bien on te coupe la langue… ?
La sentinelle (acteur de second ordre, mais avec une vilaine tronche pleine de balafres). Pas vigilante, la sentinelle. Bien baisée, la sentinelle. Elle n’y croyait pas, la sentinelle. Trop conne, la sentinelle. Égorgée en douceur…
Retour en territoire ami. Plein cadre. Honneur, patrie. Uniformes blancs, décoration, hymne national, tsoin-tsoin, fiancée en larmes. Beaucoup de larmes. Joe Biden, fier… ça compte, c’est toujours ça de pris pour le moral des troupes.
Et la fiancée, justement (Demi Moore ? Non, bien trop âgée maintenant… la petite Léa Seydoux, oui, c’est beaucoup mieux, super sexy, la p’tite Léa), robe à fleurs, une main posée, délicate, sur son bide :
— J’attends un bébé… ! (Ben, oui, voilà que c’est bientôt Noël)
Émouvant. Très émouvant. Sortez vos mouchoirs, tout le monde chiale sa race. Le Final, travelling arrière : soleil couchant, des militaires en fauteuil roulant, une nuée de petits drapeaux avec les étoiles dessus qui s’agitent, la fanfare militaire, lâché de ballons multicolores, beaucoup de ballons multicolores… Rideau ! Long générique de Fin. Très long générique de fin…

Dans la foulée, j’appelle Desplats (deux Oscars posés sur le piano Yamaha…).
— Dis, mon Alex, tu ne pourrais pas me faire un truc sympatoche sur le thème du « Stars-spangled banners » ? Un machin qui pèterait un peu fort dans les basses… avec des tambours, tu sais, les gros, ces énormes tambours du fond d’orchestre, ceux que j’aime bien, boum et boum ! Et que ton type n’hésite pas surtout, qu’il frappe bien comme un malade dessus, boum, boum, que ça résonne fort ! Du lourdos, quoi ! Comment ? Des violons aussi ? Oui, pourquoi pas, si tu penses vraiment qu’il en faut, tu peux en rajouter quelques-uns en fond de partition… mais léger, hein ? Oui, bon, voilà, c’est tout… non, t’inquiète pas, je te répète que tu peux forcer un peu la sauce, s’il le faut ! C’est pour les amerlocks, tu sais bien qu’ils adorent ça… des boumboums, y’en a jamais assez, z’en redemandent toujours, ces bourrins !
Un génie, Salgrenn ? Du talent ? Cela se saurait, non… ?!

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

Twingo.

L’autre soir, je m’en va, seul comme un grand, au restaurant. Boui-boui local (spécialités de fruits de mer) sans aucune prétention, mais j’y ai mes petites habitudes, un peu comme ma sweet cantine. La patronne est assez jolie fille, le patron un peu moins, mais comme il reste la plupart du temps en cuisine, derrière ses fourneaux, ce n’est pas très grave. Et, depuis peu, ils ont embauché un commis-serveur-à-tout-faire, auquel il manque les deux dents du milieu (celles d’en haut, qu’on appelle les dents du bonheur lorsqu’elles sont bien écartées). Un brave gars, pas très cortiqué (Mais, n’en faut-il pas, aussi, pour faire un monde équilibré ?), qui vous remplit toujours ras bord votre verre, du « vin au verre », alors que sa charmante patronne ne le fait qu’à moitié. Remarquons ici, que cette formule, du « vin au verre », est plutôt une bonne astuce pour picoler au resto et ne pas trop se faire remarquer des quidams alentours. Si tu prends une bouteille pour toi tout seul et que tu te la siffles pendant le repas, cela se voit comme un nez rouge au milieu d’une figure d’ivrogne, tandis qu’en commandant, de façon discrète, un verre après l’autre, beaucoup moins. Enfin, ne cherchez pas, du moment que j’me comprends, c’est le principal !

Ce soir-là, il n’y a pas foule dans mon boui-boui de campagne. Pour être plus exact, je suis le seul client (nous étions en milieu de semaine, et de plus, la saison estivale, et son immonde flot de peigne-culs en short-chaussettes-savattes n’a pas encore débuté…). Jusqu’à ce qu’arrive un couple de touristes. Des Canadiens. Et pour être encore plus précis, un homme et un homme. Mais, rassurez-vous, je n’ai absolument rien contre les Canadiens, bien au contraire : dans l’ensemble, ils me plaisent beaucoup. Évidemment, vous me connaissez maintenant, d’un naturel sympathique et toujours avenant, j’eus très envie de faire connaissance avec ces deux zygotos d’outre-manche. Bon, en réalité, il est vrai que je me faisais surtout un peu chier en tête à tête avec mon chaud-froid de calamards-crevettes sur son lit d’algues printanières !

« Vous êtes canadiens, il me semble, non ? (affirmatif, je peux aussi être très con, des fois !)

— Oui… de Montréal !

Et patati et patata… ! Cinq minutes plus tard, je finis par m’incruster à leur table, cela s’avérant tout de même plus agréable pour converser normalement, c’est à dire sans être obligé de gueuler fort pour se faire comprendre (surtout qu’ils avaient choisi de s’installer à l’autre bout de la terrasse, ceci pour être plus tranquilles, j’imagine). Dans la foulée, je nous commande une bouteille d’un rosé du coin, qui mérite vraiment d’être connu, fruité et élégant, qui se boit sans soif, ou presque. Nous sympathisons assez vite avec mes deux cousins québécois. Bien sûr, et c’est une chance, vous l’apprendrez un peu plus loin, je ne leur révélais pas qui j’étais –je sais que je suis beaucoup lu, et très apprécié, là-bas aussi, cet immense pays où les nuits d’hiver sont encore plus longues que partout ailleurs dans le monde, et donc particulièrement propices à la lecture de romans fleuves– cela aurait sans aucun doute gâché la belle spontanéité de notre échange… Il y a, quelque fois, des moments dans la vie où il faut savoir se faire tout petit… !

— Tous les deux, mon ami Richard et moi-même, bossons dans le cinéma ! On est là en repérage, en location scouting, pour un film à gros budget… « Le coup du père François » que ça va s’appeler… !

— … Du père François… ?!

— Oui, c’est l’adaptation d’un roman à succès d’un gars de chez vous, un frenchie, qui a fait aussi un terrible carton au Canada… « Le coup du Dodo », c’est son titre original… !

Tel l’exprimait, et si profondément comme souvent, mon ami JCVD (Jean-Claude Van Damme) : « Je ne crois pas aux coïncidences ! ». Et il rajoutait même : « Je prétends que tout sur la Terre, sur la vie, sur l’univers… tout a une raison. Ton interview (c’était lors d’une interview sur CINM-TV, chaîne numérique du câble au Sénégal) avec moi, la température de l’eau, les tremblements de terre, la polution (avec un seul « L » dans le texte), les gens qui ont du mal sur la Terre, les gens qui ont du bien, c’est que des messages pour nous… »…

Bouleversé, je recommande une boutanche bien fraîche de rosé à l’idiot sans ses quenottes du haut. Fallait au moins ça pour faire passer à l’as toute l’émotion qui devait se lire dans mes yeux à ce moment-là… !

— Mais…

— Mais surtout…

— Mais surtout quoi… ?

— On aimerait tellement rencontrer l’auteur ! Ça s’rait tel’ment b’en, ça… !

— L’auteur… ?

— Oui, l’auteur, Ernest Salgrenn ! C’est pas qu’on a du front tout autour d’la tête*, nous autres avec mon pote Richard, mais on s’est dit que ça serait une sacrément bonne idée de le rencontrer pour qu’il nous aiguille un peu, qu’il nous donne des indications personnelles sur sa façon globale de voir les choses, qu’on en apprenne un peu plus sur sa vision de… !

— Et… ?

— Ben, pour tout vous dire, osti d’câlisse d’ciboire d’tabarnak ! c’est que c’est pas mariole d’le dégoter, not’guy !

— Ah bon… ? (oui, je suis aussi très doué pour jouer le mec qui tombe des nues !)

— Ça fait bientôt six semaines maintenant qu’on lâche pas la patate*, qu’on tourne en rond dans ce coin perdu, qu’on épluche même une à une toutes les boites à malle* du district, et malgré ça, tous nos efforts, pas moyen de mettre la main dessus !

— Et pourtant, sûr qu’on n’est pas resté à se pogner le bacon* de tout c’temps-là ! (rajoute l’autre, le Richard).

 »Pour vivre heureux, mieux vaut vivre bien planqué ! » a toujours été ma devise et cela depuis longtemps… c’est ainsi que je n’ai jamais étalé ma tronche nulle part, ni jamais donné d’indications précises (ou alors sinon… toutes fausses !) sur ma vie privée en général. Je cloisonne, et croyez-moi, le cloisonnement entre le privé et le publique, voilà bien le succès d’une tranquillité assurée. Ainsi, finalement, on connait très peu de choses sur moi, et ce n’est pas plus mal, la preuve en est, une fois de plus…

— Peut-être que vous…

— Qu’on devrait laisser tomber ? Non ! Pas question ! On a encore un petit espoir depuis qu’on a enfin dégoté un instantané de lui sur Facebook…

— Une photo ? Ce n’est pas possible !

— Comment ça… ?

— Non… je voulais dire… ah bon ? ce n’est pas possible… ? (modifiant l’intonation de ma voix…)

— Si ! Tiens, look-moi ça, man… !

Il sort alors une photographie de sa poche de chemise de bûcheron, à carreaux rouges et noirs…

— Merde… c’est mon beau-frère… !

— Comment ça… ton beau-frère ?

— Non… enfin non… ce n’est pas lui, évidemment… je voulais plutôt dire… Oh, ben merde, alors… c’est marrant… on dirait mon beau-frère ! En tout cas, si ce n’est pas lui… il lui ressemble beaucoup ! Mais, rassurez-vous, ce n’est pas lui, bien entendu… mon beau-frère n’a jamais écrit un bouquin de sa vie… il en serait d’ailleurs bien incapable, cet imbécile… mon beau-frère vend des poulets frits sur les marchés… des poulets… des gros poulets qui tournent et grillent pendant des heures sur une rôtissoire… et je vous ressers un petit coup de rosé… ?!

— Ouais, c’est pas d’refus… on est pas contre de se paqueter la fraise* ce soir, hein Richard… ?! parce que je crois bien que cette fois… on touche au but… ! Fini de niaiser avec le puck*… !

— Le puck ?

— Ouais, tu connais pas ? c’est la rondelle en caoutchouque du hockey sur glace… !

— … la rondelle… oui, oui, bien sûr… mais, attention… comme on dit par ici… une rondelle n’a jamais fait le printemps !

Je fais le malin, je plaisante, seule façon que j’ai trouvé pour l’instant de détourner l’attention de mes bûcherons, mais… nom d’une pipe ! Sur la photographie, vous n’allez pas le croire, c’est bien mon beau-frère ! Le cliché est flou, mais pas de doute, c’est bien lui ! Cet abruti pose devant ma bagnole, que je lui ai prêté (trop bon, trop con !) il y a quelques mois de ça, pour un soi-disant, ouvrez les guillemets, « Wiikène en amoureux », fermez les guillemets, avec ma frangine… Il sourit bêtement, une main posée sur le capot de l’Aston et l’autre dans la poche de son bermuda à fleurs… et j’imagine aisément qu’il a du se faire passer pour moi, histoire de se faire mousser la praline auprès de ses potes, et qu’au final, la photo a fini par se retrouver sur l’un de ces réseaux sociaux à la mords-moi-le-…

— Est-ce que t’as vu son char, à l’écrivain ?

— Le char… ?

— La Cadillac… c’est une Aston-Martin ! Un cabrio DB7… le genre de bolide qu’est vite sur ses patins à faire du train* !

— Oui, un jolie voiture, en effet…

— Et devine quoi… ?

— Quoi… ?

— Elle est garée devant, sur le parking… ! Alors, si ça, c’est pas comme un signe du destin ?!

— Bon… faut que j’aille pisser… changer l’eau aux poissons rouges… je reviens… bougez pas, j’en ai juste pour une seconde… !

Comme un coup de chaud, des vapeurs. Mais, c’est quand même vraiment pas de chance, vous l’avouerez ! Si leur piège à loup, avec ses grosses dents acérées, se referme, fini ta tranquillité, ma crapule d’Ernest ! C’est encore pire que le tétanos, ce qui va t’arriver, te v’là à deux doigts d’être découvert par ces enquiquineurs qui ne te lâcheront plus, c’est certain, trop heureux d’avoir mis à jour ta véritable identité… à moins que… Je chope le serveur édenté du bonheur, qui sort des cuisines, un plateau de fruits de mer dans les bras…

— Dites donc, mon brave… Non, non, ça va, il n’y a pas de souci avec le rosé… ! tout va très bien de ce côté-là ! Non, je voulais vous faire une petite proposition… qui va sûrement vous étonner, ça, c’est sûr ! mais… alors… hum… voici le deal…

Deux minutes plus tard, je reviens m’asseoir, beaucoup plus serein.

— Faites donc voir encore un peu votre photographie, là… oui, la photo… Mais, oui, c’est bien ça… Regardez mieux… c’est flou, mais… les dents du type… on dirait pas qu’il lui manque des chicots devant… ?!

— Tabernak… !

Je suis rentré en Renault Twingo. Jaune moutarde, pas ma couleur préférée…

*avoir du front tout le tour de la tête – avoir du culot
*ne pas lâcher la patate – tenir bon
*la boîte à malle – la boîte aux lettres
*se pogner le bacon – se branler la nouille, glander
*se paqueter la fraise – se bourrer la gueule
*niaiser avec le puck – tourner autour du pot
*être vite sur ses patins – démarrer au quart de tour
*faire du train – faire du boucan

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

Chiasse Royale.

NDA : Ressorti des archives because c’est un peu d’actualité en ce moment… !

Et surtout ne cherchez pas « La Poluche » sur vos cartes de France… Vous vous fatigueriez pour rien car, même sur Google Earth la photo satellite du coin est complètement floue ! À croire que ce bled n’existe pas ! Et pourtant…

Et pourtant, c’est bien là que j’habite depuis une dizaine d’années maintenant, et où la seule véritable indication pour trouver l’endroit serait donc ce petit panneau en bois, que j’ai planté moi-même, tout en bas du chemin, à environ trois kilomètres d’ici, à l’intersection de la route départementale.
« La Poluche, route privée, accès interdit« … Au moins cela a le mérite d’être bien clair sur mon souhait à recevoir des visites !
Il y a seulement trois baraques dans ce hameau perdu. Dont deux en ruines. Quant à la troisième, je la retape, seul et avec des moyens qui sont plutôt limités. Mais, je ne suis pas pressé, j’ai le temps. D’ailleurs, le temps, c’est peut-être bien ma seule vraie richesse. Certes, elle s’épuise un peu chaque jour qui passe, mais en théorie il devrait m’en rester encore un chouia sur mon compte…
La Rolls-Royce noire, je ne l’ai pas du tout entendue arriver… À cause sûrement de la bétonnière, pleine ras la gueule, et qui tournait plein pot…
J’ai coupé le moteur de la bécane, et je me suis avancé, ma pelle à la main. Un type est descendu, tel une flèche, du coté droit de la bagnole. Deux mètres de haut à la louche, et la gueule toute rougeote, comme sortie d’un four à pizza.
Ohé, meusieu… Good morning… ! Escuisé mi… est-ce que vous… hum… water closet dans le maison à vous… ?!
Il est vrai que j’en ai vu quelques-uns, des frapadingues, des agités du bocal, des torturés des boyaux de la tête, dans ma vie ! J’ai même bossé pendant un certain temps dans un asile psychiatrique, c’est pour vous dire ma connaissance approfondie du sujet. Un job de dépannage, pas très bien payé, mais dès que tu avais bien repéré ceux qui avaient le droit de sortir du bloc, le soir (les soignants, comme ils se la racontait entre-eux), se révélait finalement assez cool…
Néanmoins, celui-ci, avait quand même l’air rudement tartiné.
— Dites… c’est bien une Phantom III, hein… ?! Ouaah… la grande classe, mon pote ! Mon grand-père avait exactement la même juste avant la guerre ! Mais, en 40, il l’a démontée en pièces détachées, et puis l’a coulée, morceau par morceau, dans du béton pour que les Bosch ne lui prennent pas ! Pas con, le vieux, hein… ?!
Le rougeaud enlève sa casquette, jette un coup d’œil à la bétonnière, puis à ma pelle, sur laquelle je suis appuyé…
— Yes Sir, Phantom III ! Mille neuf cent trente-sept, mais… j’insiste… avez-vous cabinet toilette… ?!
— Of course ! Sûr que vu comme ça c’est peut-être pas Versailles, mais quand même… J’ai l’eau courante et puis des chiottes qui fonctionnent pas trop mal !
— Good… Perfect ! Alors s’il-viou plaît… est-ce que la reine peut utiliser le toilette maintenant ?!
— Quoi ?! Qui ça… ?! La reine… ?! Mince, alors ! M’dis quand même pas que tu trimballes notre miss France là-dedans ?! Mais bien sûr, qu’elle peut venir caguer chez moi, ta p’tit’reine ! Attends un peu… y’a aussi Jean-Pierre Foucault avec… ?!
— Jean-Pierre Foucault ? But… who is Jean-Pierre Foucault ? No, sir, nous sommes seulement avec la queen Elisabeth two… Sa majesté et moi seulement dans le voiture !
L’après-midi s’annonçait pourtant plutôt bien, la ferraille était en place, et j’avais prévu de couler une dalle de cinq par dix et d’une épaisseur d’environ quinze centimètres. Tranquillo, pépère, la routine habituelle, quoi !
C’est à ce moment précis de mes réflexions intimes, et toutes maçonniques, que la porte arrière de la limousine s’est ouverte en grand…
— Et merde, tiens ! C’est la reine d’Angleterre… !
Sorry sir ! Merci biocoup de bien vouloir m’accorder la possibilité d’utiliser vos commodités… Je suis…
— La reine d’Angleterre !
— No… ! Enfin si, of course, que je suis la Reine ! Mais je voulais dire que je suis… ho, ho… comment vous le dire… em-bar-ras-sée ! Tout cela c’est à cou-ôze de le pastèque !
— La pastèque ! Pas, Le… mais… LA pastèque qu’on dit ! Avec, bien sûr, tout vot’ respect du à vot’ rang, mon altesse !
Elle se marre, la kouinne Elizabeth… ! Pour une fois, c’était peut-être bon signe, allez savoir, parce que généralement, le courant ne passait pas toujours très bien entre bibi et les têtes couronnées… Pour tout vous avouer, ce n’est pas trop ma came, les monarchies, n’arrivant pas bien à voir l’intérêt de conserver ces gens-là au vingt-et-unième siècle… pour résumer, en deux mots, disons que j’aurais plutôt tendance à être du bon côté de la guillotine… enfin bref… On n’est pas là non plus pour refaire le monde…
— Nous avons malheureusement mangé de la pastèque à midi et…
— Et maintenant, je parie ma paie contre la vôtre que vous avez chopé la cagagne ?! Faut pas vous inquiéter votre altesse sérénissime, c’est tout à fait normal, ça ! La pastèque, c’est comme le melon, faut vachement s’en méfier quand on n’a pas l’habitude ! Bon… j’vous montre le petit coin ?! Vous me suivez ? Faites pas trop gaffe à mon bordel… j’avais pas vraiment prévu d’avoir de la visite aujourd’hui ! Vous savez bien ce que c’est, hein ? quand on est à fond dans les travaux, on n’a pas trop le temps de faire le ménage tous les jours… !
M’a suivi gentiment, la Queen, son petit sac Kelly de chez Hermès à la main. J’étais fier, un peu comme un mec sans une seule thune en poche, qui viendrait de tomber par hasard sur un billet de cinquante euros flottant dans un caniveau. Ensuite elle a fait ses besoins. Comme tout le monde, je dirai. Puis, je lui ai proposé un verre d’eau, avec un Immodium lingual (à 2 milligrammes), retrouvé dans le tiroir de mon armoire de salle de bain, mais périmé depuis un petit moment quand même. Elle en a pas voulu de mon comprimé, mais, à la réflexion, je me dis que c’était peut-être pas plus mal, car si elle devait clamser la reine mère à cause de mon cacheton périmé, j’aurai probablement eu de sérieux ennuis ensuite avec les English, qui sont, et c’est bien connu du monde entier, Commonwealth y compris, jamais les derniers pour vous chercher des poux dans la tête… Perfide Albion, qu’on dit même, c’est pas pour rien, non… ?!
Comme elle n’avait pas l’air plus pressée que ça de repartir, maintenant qu’elle s’était soulagée, je lui ai fait faire un petit tour du propriétaire. Forcément, cela a du la changer un peu de son Buckingham Palace, mais elle a quand même bien aimé ma déco.
— Et je vous félicite aussi pour le choix de vos coloris, monsieur Salgrinne… vous avez le goût très sûr, il me semble… !
Et, ce compliment faisait toujours plaisir venant de quelqu’un comme elle, toujours fringuée comme une pochette surprise de la foire du Trône. Je trouva aussi qu’elle causait vachement bien le français, Elizabeth, et je le lui fis remarquer par politesse.
— Vous parlez rudement bien not’ langue, vot’ sérénité ! Encore mieux, peut-être, que Jane Birkin, qui vit pourtant chez nous depuis plus de quarante ans !
— Oh, mais je n’ai aucun mérite, car je parle tous les jours à mes chiens dans cette langue… j’ai remarqué qu’ils écoutaient bôcuiou mieux lorsqu’on leur parlait frenchy… !
L’anecdote méritait absolument d’être soulignée.
— Bon… je vous garderai volontiers à souper, ce soir, mais, j’ai bien peur de ne pas avoir grand-chose à vous proposer !
Sorry, c’est très gentil, monsieur Salgrinne, mais je ne vais pas pouvoir rester plus longtemps malheureusement… on m’attend à Nice, ce soir… une autre fois peut-être… Who know… ? Oui… qui sait… ?!


Avant qu’elle ne parte, la Queen, on a quand même fait un petit selfie. Tous les trois, avec son chauffeur, et puis la Rolls, dans le fond. Mais… je ne pourrai même pas vous le montrer… une mauvaise manip’ et… c’est vraiment trop bête… ! je l’ai effacé sur mon Iphone two… !

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

C’est la photo floue !

Comme pas mal d’entre-vous, j’ai plusieurs cordes à mon arc. Bien sûr, vous connaissez depuis longtemps mes éminents talents d’écrivain, mais il se trouve que j’ai aussi une passion pour la photographie, la peinture, la sculpture, et depuis peu, le bûcheronnage d’art (ou Abattage Addictif de Grands Arbres en Pleine Santé (AAGAPS)).
D’ailleurs, la jolie photographie, qui illustre ce post, est de moi. Oui, i know, elle est floue ! Mais, ne vous inquiétez pas, toutes mes prises de vues sont plus ou moins floues, c’est le signe qu’elles sont réussies.
Je suis myope. Depuis tout petit, mais au début, vers huit ou neuf ans, je ne le savais pas encore. À l’école communale, las de plisser, du matin au soir, les paupières, pour voir quelque chose à plus de cinq mètres de distance, je copiais ce qui m’était alors impossible de distinguer au tableau noir, sur le cahier à petits carreaux de mon voisin. Notons, par ailleurs, que l’instituteur avait eu la bonne idée de me placer tout au fond de la classe, jugeant certainement que je levais le doigt un peu trop souvent qu’à mon tour pour lui poser des questions auxquelles il ne savait généralement pas trop quoi répondre. C’est finalement une visite médicale scolaire et la table du docteur Monoyer qui m’a sauvé d’un échec scolaire assuré. « Z, U »… je me souviens encore de sa dernière ligne, tout en bas, et en très grosses lettres, la seule que j’arrivais à lire à cette époque !
L’on m’a ensuite refilé une jolie (mais très moche, aussi) paire de lunettes correctrices, qui, il faut bien le dire, a considérablement changé ma vie, car, sortant du brouillard et profitant de cette nouvelle capacité extraordinaire à bien voir de loin, et n’ayant surtout plus besoin de perdre du temps à recopier sur mon idiot de voisin, je passais dorénavant mes journées entières à mater en détail une petite beauté du premier rang ! Charlotte Le Coz, qu’elle s’appelait, cette gamine. Fille unique du plus grand propriétaire terrien de la région (et gros producteur de choux-fleurs). Premier choc amoureux donc, mais aussi premier gros râteau de ma vie… cette petite peste couverte de taches de rousseurs (Beurk ! les cacas mouches !) n’ayant jamais daigné m’accorder la moindre attention, préférant se ranger derrière la bande d’imbéciles heureux qui me traitaient maintenant en rigolant de « Quat’z’yeux » dans la cour de récréation ! Enfin, bref, revenons à la photographie…
Oui, il s’agit bien d’un caillou ! J’adore photographier les cailloux. Je les collectionne aussi. J’ai souvent les poches pleines de cailloux au retour de mes ballades champêtres. Celui-ci est plus exactement un galet. Le galet n’est plus tout à fait un caillou comme les autres : le galet est un caillou qui a du vécu, qui a roulé ses bosses, qui a fait de nombreuses fois le tour de la question…
Celui-ci, et cela ne se voit pas du tout sur la photo en noir et blanc, je l’ai peint en bleu. Le bleu est ma couleur préférée. J’aime le bleu plus que toutes les autres couleurs.
Celui-ci provient du lit de la Durance. Ce n’est pas marqué dessus, mais je le sais. Je peux ainsi vous dire sans me tromper la provenance de tous mes cailloux et de tous mes galets ramassés à droite et à gauche. Certains viennent de loin. J’en possède même un, tout noir, trouvé dans le désert d’Atacama (c’est au nord du Chili, pour les ignares qui ne savent pas) qui vient de l’espace. Ouais, de l’espace, vous dis-je… !
J’aime bien photographier les insectes aussi. On dit faire de la « Macro », dans le jargon des photographes. C’est plus difficile que les cailloux, certes, car bien souvent ils bougent beaucoup plus, mais comme le résultat au final est toujours flou, cela n’est pas très grave en soi. En ce moment, nous avons énormément de mouches, par ici. C’est l’époque, fin Mai, début Juin. La mouche est un animal fort intéressant pour le photographe amateur que je suis. Plus commune, donc beaucoup plus accessible que la panthère des neiges, par exemple, mais tout aussi photogénique, je trouve. Surtout les mouches bleues, qui sont, vous vous en doutiez, mes préférées…
Charlotte Le Coz, je l’ai appris, par hasard, il y a quelques années de ça, s’est finalement mariée avec l’un de ces petits boutonneux et imbéciles heureux qui se moquaient de moi au CM1. Il lui a fait trois gosses d’affilée, qu’elle a élevés seule, ce dernier ayant préféré se projeter, un samedi soir, contre un poteau électrique (en béton armé) avec trois grammes et demi dans le sang… C’est con, des fois, la vie, vous trouvez pas… ?!

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Juin 2022. Tous droits réservés.

Post-Mortem.

(Inspiré de faits réels…)

St Julien d’Emphasy. 9h30 du matin, Mardi 3 Juillet. Jour de marché.

« Saloperie de distributeur ! »
Comme tous les Mardi, je veux retirer mes 100 balles dans le nourin automatique du Crédit National de la Gascogne, place Georges Pérec, mais voilà que ce matin, la bécane à biftons vient de m’avaler tout cru ma carte bleue… !
« Carte non valide ! Prière de vous adresser à votre Agence. »
J’entre.
« Bonjour, monsieur, que puis-je faire pour vous ? »
— Bonjour, Madame… Et j’explique l’histoire.
— Bougez pas, on va vérifier ça tout de suite…
Et j’attends. La dame revient au bout d’un moment avec un type en costume sombre, clampin qui doit être le directeur de l’agence, cela ne fait pas de doute, vu sa tronche de premier de la classe.
— Monsieur… ?
— Gianni Belafonte, lui-même !
— Vous en êtes sûr… ?
— Un peu mon neveu, que j’en suis sûr ! Alors ? Ma carte bleue, vous allez me la rendre, ou pas, c’est que j’ai encore mon marché à faire, moi ?!
— Non… !
— Comment ça, NON ? C’est quoi le problème avec ma carte ?
— Votre compte a été clôturé la semaine dernière…
— Comment ça, CLO-TU-RÉ ?
— Oui, clôturé… c’est la loi après un décès…
— Un décès ? Mais, quel décès ?
— Le vôtre, monsieur Belafonte… le vôtre… !
— Vous vous foutez de moi, là ? Bon sang, vous voyez bien que je ne suis pas mort, c’est moi, là, devant vous… tenez, regardez ma carte d’identité… alors ? Vous voyez bien que c’est moi et que je suis donc toujours vivant !
— Désolé… mais cela ne prouve rien ! Nous avons reçu un avis officiel de l’administration, la semaine dernière… si vous n’êtes pas décédé… il faut voir ça avec eux !
— L’administration ? Mais, quelle administration ?
— L’administration centrale…
— Bon… je veux parler à mademoiselle Lonbini, ma conseillère… elle me connait, elle, alors je suis certain qu’elle pourra vous le confirmer que c’est bien moi !
— Désolé… mademoiselle Lonbini ne travaille plus dans notre agence, elle a été mutée à Paris, au siège central…
— Mutée ? Voilà bien ma veine, tiens ! OK… pour ma carte bleue, ce n’est pas grave, vous pouvez la garder si cela vous chante… mais je vais retirer tout mon pognon… oui, c’est ça… donnez-moi tout mon fric jusqu’au dernier centime… et tout ce qu’il y a sur le livret A aussi, pendant qu’on y est !
— Je crois que vous n’avez pas bien compris, monsieur Belafonte… je viens de vous dire que pour nous, vous n’existez plus… ! d’ailleurs, inutile d’insister, votre solde a déjà été transférer sur la caisse des dépôts et consignations, et c’est maintenant votre notaire qui doit s’occuper de votre succession… Voyez plutôt avec lui…
— Mon notaire ? Mais, bougre d’âne, je ne sais même pas qui est mon notaire !
— Maître Gras… 3 rue des pieds paquets… mais ne dites surtout pas que c’est moi qui vous l’ai dit, je pourrai avoir de gros ennuis en trahissant ainsi le secret bancaire…
Je sors de la boutique. Pas la peine de perdre mon temps, j’ai bien compris qu’ils sont butés. Direct chez ce notaire, comme c’est à seulement deux pas d’ici, autant régler cette stupide affaire le plus rapidement possible…
— Monsieur Belafonte, je voudrais voir Maître Gras, c’est très urgent !
— Vous avez un rendez-vous ?
— Non ! Mais c’est une histoire de vie ou de mort… et surtout de mort d’ailleurs… ! Dites-lui qu’un certain monsieur Belafonte Gianni est là, bien vivant, en chair et en os, et vous verrez… je suis sûr qu’il acceptera de me recevoir… !
— Très bien… patientez, je vais voir…
Et j’attends. Avec mon cabas, toujours vide… Dix minutes plus tard, la secrétaire revient.
— Suivez-moi, maître Gras va vous recevoir…
Je suis.
— Entrez donc, cher ami… alors comme cela, vous ne seriez pas mort ?
Gras est gras. Très gras. Et très antipathique aussi.
— Oui, toujours bien vivant ! Et en pleine forme ! je tourne sur moi-même, qu’il se rende bien compte du bestiau.
— Bon… cette affaire est claire comme de l’eau de roche… encore une de ces grossières erreurs de l’administration centrale… ! Alors, asseyez-vous et voyons donc un peu ensemble ce que nous pouvons faire maintenant pour vous sortir de là… !
— Et surtout d’abord… qu’on me rende mon pognon !
— Oui… bien sûr, bien sûr, mais avant cela, il faut rétablir votre existence au yeux de l’administration centrale… et ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air en premier lieu, vous pouvez me croire, par expérience en la matière… !
— Mais…
— Avez-vous déjà un avocat ? Il vous faut absolument un avocat, monsieur Belafonte… !
— Un avocat ? Mais pour quoi faire un avocat ?
— Pour vous défendre devant le tribunal administratif, évidemment ! Allons donc, vous n’espérez tout de même pas que la chose va se régler aussi simplement ? Peut-être même devrez-vous aller vous battre ensuite devant la Cour Européenne des droits de l’homme… ce n’est pas impossible, je les connais, ils ne lâcheront pas l’affaire aussi facilement, l’administration française a toujours eu beaucoup de difficultés à reconnaitre ses erreurs… ! Ils feront durer les choses, c’est une évidence… !
— Mais… et avec un certificat médical… ?! Un docteur… oui, mon docteur, il pourra leur dire tout de même, que je suis vivant ?! Ça fait bien partie de son boulot, non, que de constater si les gens sont vraiment morts ou pas ?
— Vous avez raison… votre juge désignera certainement un expert, peut-être même plusieurs, afin de déterminer avec certitude l’état réel dans lequel vous vous trouvez…
— Un expert ? Et qui le payera… ?
— Mais vous, monsieur Belafonte ! Quelle question ! Qui voulez-vous d’autre paye les experts, sinon les plaignants ?! Il rit de bon cœur, le gras-double. J’ai très envie de me le faire…
— Cela risque d’être compliqué… maintenant que je n’ai plus un rond !
— Peut-être pourrez-vous emprunter un peu d’argent à vos héritiers… ? Cela se fait parfois…
— Mes héritiers ?
— Oui, dès l’instant où votre succession sera entérinée, cela devrait prendre six à huit mois tout au plus… et pour vous être agréable, je pourrais faire accélérer les choses… il me suffira d’en toucher deux mots au Greffe… vous avez de la chance, j’ai une connaissance, là-bas… !
— Six mois… six mois… merde, c’est quand même vachement long six mois… !
— Oui, certes, mais, en attendant, avez-vous trouvé quelqu’un pour vous héberger pendant ce temps-là ? À ce propos, si vous pouviez me rendre les clés de votre appartement, cela nous ferait gagner du temps sur la procédure en cours… !
Je me suis sauvé… en cour…rant ! Procédure, procès en première instance, demande gracieuse, ministère public, tribunal d’instance, recours superfétatoire, frais de justice, révision de jugement, sursis moratoire, cour de cassation, autorité de la chose jugée, citation à paraître, notification, contentieux, constatation, débouter, rejeter, interjecter, délibérer, renvoi, code de procédure pénale… article 6… articles 117… 121… ?
Trois mois plus tard.
Je sonne. J’entends des pas derrière la porte. Elle ouvre.
— Oui, c’est pour quoi ?
— Belafonte Gianni… vous savez qui je suis ?
— Non, pas du tout !
— Ce pauvre type que vous avez tué ! Alors, ça ne vous dit rien ?! Décédé… c’est bien vous pourtant, la petite croix dans la case « décédé » dans mon dossier des Assedic… une simple petite croix au stylo à bille noir…
— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler… laissez-moi tranquille ou j’appelle la police… !
— La police ? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre, ma vieille, de la police ?! Rien à foutre de la police et même de la justice ! Je suis mort ! Canné, t’entends, et par ta faute, connasse ?! Et l’article 6, du code de procédure pénal, ça ne te dis rien, non plus ?
— … Non… !
Je sors le papelard de ma poche.
— Alors, écoute bien… article 6… mais surtout les articles 117 et 121 du code pénal… excuse-moi, je préfère lire, des fois que j’oublierais quelque chose d’important… : «l’assignation délivrée à une personne décédée est affectée d’un vice de fond, la rendant nulle.» En clair, pour que tu comprennes bien, ma petite dame, juger un mort au pénal, ce n’est pas possible ! Le décès de la personne poursuivie est une cause d’extinction de l’action publique… alors, aujourd’hui, à ton tour de voir comment ça fait d’être mort…
Je sors mon flingue de mon autre poche, j’arme et je tire… allez, au suivant…

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Mai 2022. Tous droits réservés.

La panthère des neiges. Sylvain Tesson.(Dans la continuité de mes critiques littéraires hyper-chiadées)

« Il faut que tout change, pour que rien ne change« , célèbre formule de l’écrivain Giuseppe Tomasi di Lampedusa qu’on trouve dans son unique œuvre « Le Guépard ». De guépards, de véritables, et non pas ce vieil aristocrate sur le déclin, le prince Fabrizio, héros du flamboyant roman, j’eu la chance incroyable d’en rencontrer toute une bande. Trois, plus exactement. Et encore bien plus extraordinaire… nous avons chassé ensemble… !
Bien entendu, je ne cours pas aussi vite qu’un guépard, loin de là, mais pour compenser je disposais alors d’une carabine de gros calibre !
Certes, j’en conviens avec vous, la réflexion arrive un peu comme un cheveu dans la minestrone… mais qui se souvient encore aujourd’hui de Claude Bertrand ?! Oui, qui ? Peu de gens, sans doute ! Cet acteur oublié fut pourtant la voix française de Burt Lancaster dans le film « le Guépard » de Visconti. Mais aussi de bon nombre d’autres, comme Roger Moore, Bud Spencer, John Wayne, Charles Bronson, et j’en passe et des biens meilleurs qu’eux, tel, pour ne citer que lui, le capitaine Haddock dans « le Temple du soleil »…
Mais, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos guépards… ! Mes trois orphelins (leur mère avait été tuée par une lionne), élevés au biberon, ronronnaient comme de vulgaires chatons. À peine sevrés, de la chasse, ils ne savaient rien, et il était indispensable de tout leur apprendre, condition sine qua non à leur hypothétique retour vers un état sauvage. Mon guide de brousse, Ted, afrikaner de souche, s’en chargeait avec beaucoup d’application et de méthode. Ted, enfant de la savane, du busch, de l’outback sud-africain, connaissait tout de ces animaux sauvages, aussi, qui, à part Ted, aurait pu s’en charger ? Personne d’autre, je crois…
Quant à moi, pris d’une soudaine lubie, comme cela m’arrive si souvent (et cela fait tout mon charme, n’est-ce pas ?), je décidai donc de participer à un safari, me donnant l’occasion d’inscrire à mon tableau de chasse, encore vierge, les si fameux big-five d’Ernest Hemingway (Les vertes collines d’Afrique. Récit autobiographique. 1935) …

À certains égards, l’Afrique du sud est un bien étrange pays. Mon hôtel de transit, dans la banlieue immédiate de Johannesbourg, était entièrement cerné de fils barbelés et d’une haute clôture électrifiée. Pour y pénétrer, nécessité absolue de montrer patte blanche (la métaphore poétique sera appréciée, merci…). Fort heureusement, car d’un naturel dépressif depuis l’enfance, je ne séjournai que très peu de temps dans ce bunker, rejoignant assez vite ma destination finale, un lodge de luxe au sein d’une réserve privée, à quelques encablures seulement de l’emblématique parc Krüger. Quelques fois, à la tombée de la nuit, des compagnies d’éléphants y venaient s’abreuver dans la piscine en forme d’ haricot géant. Le pittoresque de la vie sauvage. Curieusement, on m’apprit, dès le premier soir, que les hyènes tachetées étaient les animaux les plus redoutés ici, par les autochtones. J’affirmais, à la surprise générale, qu’à Paris, il en allait de même !
Je pris assez vite mes marques, le bar était remarquablement achalandé. Et, de bonne constitution, je sympathisais avec mes hôtes, un couple de français fortunés, issus du monde du cinéma. Cinéma documentaire animalier plus exactement. Disons que je n’avais de prime abord aucun à priori concernant le cinéma documentaire, qu’il soit animalier ou d’autres horizons, bien au contraire, Madame était tout à fait charmante.
« Nous avons longtemps travaillé avec Bougrain-Dubourg… m’apprit-elle, en souriant.
— Qui donc ?
— Bougrain-Dubourg…
— Vois pas…
— La L.P.O… ?
— Non plus !
— … Catherine Ceylac, Brigitte Bardot, Jeanne Manson… (en rapprochant ses deux index…)
— Ah, oui, OK, sa tête me revient maintenant !
Nous chassâmes, donc. Mais, rassurez-vous, âmes sensibles, je ratais à chaque fois ma cible et rentrais toujours bredouille.
— Hey, j’ai crôa, Ernest, qué tou manquérais ouneu bouffle dans un kouloir dé métro… ! me dit un jour, Ted, l’accent boer moqueur.
— Hakuna Matata, Desmon Toutou ! lui répondis-je, seuls mots que je connusse alors dans son idiome natal. Mais, il n’avait pas tort, mon Ted : alcoolisme congénital et précision balistique font assez rarement bon ménage… à l’inverse, et vous sourirez très certainement en lisant ceci (je commence à vous connaitre…), je fus, une fois, moi-même, considéré comme une vulgaire proie par l’un de mes potentiels gibiers. Un énorme éléphant mâle, en rut, et l’éléphant mâle en rut n’a jamais très bon caractère, cela est reconnu, nous chargea un jour. Vif, j’échappai de peu au piétinement du mastodonte en furie hormonale… ce qui, entre parenthèse, m’aurait chagriné au plus au point, bien que ne niant pas le fait aujourd’hui, que si cela eut dû se produire, il aurait ajouter à ma légende personnelle (déjà bien étoffée) un petit plus non négligeable.
Au bout d’une semaine à peine, je m’ennuyai déjà. Les cocktails à base d’amarula (Sclerocarya birrea), mes tirs ratés, ainsi que la fidélité obstinée de Clarisse (mon hôte, l’ex-court-métragiste éco-guerrière) finissaient par me donner le spleen, voire la nausée. Je caressai une dernière fois mes trois jeunes félins aux yeux tristement bordés de noirs, se prélassant, insouciants, au bord de la piscine en forme de rein géant, rangeais ma Winchester et sa cartouchière emplie de dum-dum sur son râtelier rustique en cornes d’impala, et fis mes bagages…
Quelques mois plus tard, j’appris par hasard qu’aucun des trois jeunes guépards n’avait survécu. Tombés, une nuit sans lune, dans le guet-apens d’une meute de hyènes affamées, ils furent dévorés l’un après l’autre…
Ma peine fut immense en apprenant leurs fins tragiques. Et parfois, je me dis que, finalement, ce Lampedusa avait bien raison : tout évolue mais rien ne changera jamais dans ce monde…

Texte et photographies Ernest Salgrenn. Mai 2022. Tous droits réservés.

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Moquette (Petite moquerie).

Cette robe moulante « boule à facettes » est du style à vous filer une migraine ophtalmique carabinée. J’ai bien fait de garder mes lunettes de soleil sur le nez. D’ailleurs, je ne les quitte pour ainsi dire jamais en public. Lorsqu’on me demande pourquoi, et c’est assez souvent, je réponds très humblement que j’écris des choses tellement brillantes que cela est indispensable si je ne veux pas m’aveugler moi-même… et ils se marrent, bien sûr, les cons !
Je n’ai jamais vu une cérémonie d’ouverture aussi chiante…
Pourtant, Virginie, « Miss Glamour » collée d’office ce soir, fait malheureusement ce qu’elle peut dans cette robe stroboscopique qui la boudine. J’en possède plus de deux cents cinquante paires. Je parle de mes lunettes de soleil. Hier soir, dès mon arrivée dans ma suite du Martinez, je les ai toutes rangées soigneusement dans les deux commodes à quatre tiroirs, installées spécialement pour cela à ma demande. C’est ma marotte, les lunettes de soleil. Et les chapeaux, aussi. Et les montres de luxe, en or de préférence. Et les boules à neige, mais ça, c’est depuis plus longtemps, bien avant que je ne sois connu.
« Je ne sais pas si tu es au courant mais on a vendu les droits aux américains, la semaine dernière…
Lui, assis à ma droite, c’est Samy, Samuel Bensoussan, le producteur du film. Un con. Bourré de fric, mais un con quand même.
— Non, je savais pas… c’est bien, alors ?
— Un peu, mon vieux ! Ils pensent l’adapter dès le début de l’année prochaine… tu vas être riche !
— Je le suis bien assez déjà !
— Mais non ! On en a jamais assez, du fric… crois-moi !
Définitivement con, le pauvre (sic).
— Et ils ont déjà une idée pour les rôles principaux ?
— Ils y réfléchissent… Peut-être Jane Fonda dans celui de BB… pas sûr encore… elle se tâte…
Jane Fonda se tâterait… la belle histoire que voilà… !
Clap de fin, et ce n’est pas trop tôt, j’étais à deux doigts de me barrer.
— Tu viens prendre une coupe avec tout le monde avant de rentrer à ton hôtel ?
— Non, je ne crois pas, les mondanités, c’est pas trop mon truc, tu le sais bien… et puis je suis crevé, j’ai très mal dormi cette nuit…
— OK, on se voit demain soir alors, en bas des marches… ?
— Ouais, c’est ça… en bas des marches…
Je file en douce par derrière, et rentre à pied jusqu’au Martinez. Des dizaines de zozos refluent vers leurs campings périphériques, appareil photo autour du cou, un escabeau en alu sous le bras. L’escabeau est un outil bien pratique ici pour faire de belles photos de stars. On est au-dessus du flot commun avec un escabeau en aluminium. Et ceux à quatre marches, sont le top du top… D’ailleurs, il faudra peut-être que je m’en achète un, un jour prochain…
À la réception, derrière son comptoir, le type aux clés d’or me sourit de toutes ses dents refaites.
« Alors… ? Mes trois valises manquantes sont-elles enfin arrivées ?
— Non, désolé, monsieur Salgrenn, mais on fait le nécessaire, je vous l’assure… elles sont parties à Rome… une erreur d’aiguillage à Roissy, très certainement…
— Je compte sur vous… tous mes smokinges sont à l’intérieur… et ma collection de boules à neige, aussi… et j’y tiens beaucoup, vous savez, à mes petites boules… !
Il en a certainement vu et entendu bien d’autres, des excentricités de ce genre, mais il se marre quand même. Pro jusqu’au bout, l’homme aux clés d’or.
Le groom de l’ascenseur me sourit aussi. Monter, descendre… monter, descendre…
J’enlève mes chaussures vernies, prend un peu d’élan, et m’affale direct sur le plumard, tel une orque de quinze tonnes du Marineland d’Antibes.
Cinq minutes plus tard, on frappe. J’ouvre en chaussettes. C’est Virginie.
« … J’peux entrer, Ernest… ?
— Bien sûr, je me reposais… !
Je tire les rideaux, baisse un peu l’intensité des lampes, et remets mes lunettes sur le nez, par sécurité. Elle s’assoit au bord lit.
— J’ai été nulle, hein ? J’en chialerais presque, tiens… !
— Mais, non… l’exercice n’est pas facile, tu sais… et au contraire, j’ai trouvé que tu t’en étais finalement plutôt bien sortie… !
Elle n’est pas conne, elle devine bien que je mens.
— Non… j’ai été nulle, je te dis… tout le monde va se foutre de moi maintenant… !
— J’aime tellement ton accent…
— Demain soir…
— Oui… quoi, demain soir… ?
— BB… elle sera là pour monter les marches ?
— Normalement oui… elle me l’a promis en tout cas… pourquoi ?
— J’aimerais tant lui parler, lui dire qu’elle est si formidable, qu’elle est…
— Et tes cuisses…
— Quoi… qu’est-ce que tu racontes… qu’est-ce qu’elles ont mes cuisses ?!
— Tu as des cuisses magnifiques…
— Et ta femme ?
— Elle est restée à Saint-Rémy de Provence… en ce moment, le jardin l’occupe beaucoup… Les pivoines… elles sont si exigeantes, ses sacrées pivoines…
— Bon… tu m’offres quelque chose à boire… ? Je crève de chaud… avec cette chaleur, trente cinq degrés un mois de Mai… c’est un peu dingue, non ?
— Tu aurais pu aussi faire le journal météo… avec cette robe fendue, succès assuré… !
— Tu fais chier ! T’es pas gai, tiens ! Je viens te voir pour trouver du réconfort, pour que tu me remontes le moral, et tu ne trouves qu’à me causer de mon accent belge, de mes grosses cuisses, et maintenant voilà que tu m’imagines en Miss météo…
J’ouvre le frigo.
— Champagne ? Roederer rosé…
— Non… une bière plutôt… y’a des bières… ?
— Non… je ne crois pas… ce n’est pas trop le genre de la maison, les roteuses… ! Y’a du Perrier, sinon… tu veux pas un Perrier… ?
Elle enlève ses pompes dorées à talons.
— Dis… t’as pas une paire de pantoufles à me passer ? Il y a toujours une paire de pantoufles dans ces hôtels de luxe…
— Tu ne comptes pas t’installer ici tout de même ? J’voudrais pas qu’on jase…
On frappe encore. J’ouvre, toujours en chaussettes. C’est Vincent.
— Salut… je te dérange pas… j’peux entrer… ?
— Bien sûr, je me reposais… !
Il aperçoit le cul de Virginie, la tête dans le frigo, qui a fini par dégoter une paire de pantoufles en peluche blanche immaculée.
— T’es bien sûr que je dérange pas… ?
— Certain !
Je le tire par la manche. J’adore Vincent. Voilà bien, un gars qui a la classe. La grande classe…
— Magnifique ton discours ! Toujours les mots justes, parfait, une fois de plus !
— Je te rappelle tout de même que c’est toi qui me l’a écrit ce discours… !
— Cherche pas, Vincent… ce soir, il a décidé de faire le malin ! Môsieu Salgrenn, fait son intéressant !
— Bon… Champagne, Perrier, Whiskey… ?
— De l’eau… et non gazeuse si possible… je viens te voir pour l’éléphant…
— Quoi… y’a un problème avec l’éléphant ?
— (Grimace, tics…) Ils veulent pas… !
— Comment ça… ILS veulent pas ?
— Pour des raisons de sécurité… trop dangereux… ils flippent grave…
(Re-grimace, tics…) ils pensent que ce n’est pas une très bonne idée que de vouloir faire monter les marches à une éléphante de quatre tonnes…
— Mais, tu plaisantes là… ! Depuis soixante-quinze ans, il y a déjà tout un tas de grosses vaches en robe de soirée à froufrous qui l’ont fait, non ? Perso, je ne vois pas trop la différence ! Et puis la patrouille de France en radada pour épater cet abruti de Cruise ? C’est peut-être pas dangereux, ça, des fois, hein ?! Pas dangereux, la patrouille de France ? Me font chier, tiens… !
— (Grimace,tics)
— Et pour les chihuahuas… ? Me dis pas qu’ils n’en veulent pas non plus ? Là, je te promets que je monte au créneau s’ils refusent aussi pour les chihuahuas ! C’est pas compliqué… j’annule BB s’ils disent non aux chihuahuas !
Je me jette sur le téléphone.
— Allo ? La réception ? Oui… ? Non ! Pas du tout, je n’appelle pas pour mes valises ! Ah bon… vous les avez retrouvées finalement ? C’est parfait ! Faites-les monter, alors ! Et puis, passez-moi Lescure… et vite… !

De mémoire de festivalier, on avait encore jamais vu ça… le service d’ordre fut totalement débordé… une émeute incontrôlable… mais notre BB nationale fut admirable, épatante, digne, sans peur, grande dame d’entre toutes. Juchée sur son éléphante, une ombrelle de soie à la main, elle gravit une à une les marches sous les hourras…
Bon, c’est vrai, on n’a pas chopé la palme, cette année, mais qu’est-ce qu’on s’est bien marré !

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Mai 2022. Tous droits réservés.

Titine au pays des Soviets.

(Sur un air de reggae).

La place rouge était rouge.
Le sang faisait un tapis.
Wagner dans les haut-parleurs
Haut les cœurs ! Hourra ! Hourra !
Des cadavres dans la Moskova
suffit à ce que le barbare rit.

Le joli mois de Mai
Dans les plaines d’Ukraine
Au pas de l’oie cadencé
Qu’a dansé… qu’a dansé…

La place rouge était noire.
La mort y faisait un miroir.

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Mai 2022. Tous droits réservés.

Concerto N°3.

Jean-Jacques est un gentil garçon. Il fait toujours ce qu’on lui demande sans rechigner. Jean-Jacques travaille dans une usine spéciale. Très spéciale.
Jean-Jacques fabrique des ressorts, ou plus exactement, un ressort. Un ressort très spécial, lui aussi, le ressort modèle-type TZ.2302.D.
Cette usine où travaille Jean-Jacques tous les jours est située en pleine campagne. À l’écart, loin de tout. Le long du chemin d’accès à cette usine, on y aperçoit souvent des chevreuils. Quelques sangliers, aussi. « Charmant et bucolique… », aime à se répéter Jean-Jacques, chaque matin, lorsque le bus vert kaki le dépose sur le parking de son usine si bien cachée au fond des bois. Après la fouille au corps et le passage au détecteur de métaux, Jean-Jacques se rend au vestiaire et enfile avec beaucoup de soin sa tenue de travail. « Mon bel habit de lumière » ! se moque-t-il parfois en revêtant la combinaison intégrale et aseptisée, d’où rien ne doit dépasser. Puis, il se rend dans son atelier, d’où il ne sortira pas, le plus souvent, jusqu’à la fin de sa journée de travail.
Jean-Jacques joue du violon. Depuis l’âge de cinq ans environ. Le violon est un instrument de musique formidable mais très difficile à maîtriser. Bien plus difficile que le piano. Et encore bien plus que la guitare sèche ou même le banjo, cela va sans dire. Cependant, Jean-Jacques joue toujours le même morceau, indéfiniment, inlassablement, le concerto numéro 3 de Wolfgang Amadeus Mozart. Un morceau qui, si on respecte le tempo, dure très exactement sept minutes et quatorze secondes. Pas une de plus, pas une de moins, sept minutes et quatorze secondes pour atteindre la perfection, et donc, le bonheur selon Jean-Jacques !
La perfection, c’est ce que requiert également le ressort modèle-type TZ.2302.D, qui doit être taré très précisément à un, virgule, cinq cent quatre-vingt quatre Newton. Cela est primordial, surtout pas un centième de Newton de plus ou de moins, et c’est là toute la difficulté du travail de Jean-Jacques. Un, virgule, cinq cent quatre-vingt-quatre Newton…
Jean-Jacques n’a jamais été marié. N’a même jamais eu d’aventure sérieuse. Jean-Jacques vit seul dans son petit appartement qui donne sur la place du marché. Seul avec son chat. Un gros chat roux qu’il a fait castrer pour ne pas avoir d’ennui avec les voisins. Jean-Jacques est un gentil garçon, un peu perfectionniste, qui ne veut surtout pas avoir des ennuis avec ses voisins. Ni avec personne d’autre. D’ailleurs, le soir, lorsqu’il joue du violon, c’est toujours modérato. C’est un peu frustrant, mais Jean-Jacques ne veut pas déranger les gens. Un petit bonheur en sourdine en somme, mais peu importe, Jean-Jacques, cet homme que personne ne remarque, est finalement très heureux comme ça.
Le ressort modèle-type TZ.2302.D est une pièce très importante. Peut-être même la plus importante du mécanisme dans lequel il vient s’insérer, lui a-t-on expliqué. Une lourde responsabilité repose donc sur les épaules de Jean-Jacques. De ça, il en a parfaitement conscience, et, comme on le lui a précisé de si nombreuses fois, un seul centième de Newton de pression en plus ou en moins et cela ne fonctionnera pas comme il faut. Le mécanisme s’enrayerait à coup sûr… Alors, Jean-Jacques s’applique, et il n’y pas meilleur que lui pour donner une forme parfaite à ses ressorts en titane. Jean-Jacques est un spécialiste incontesté de la spire. « Pour le meilleur et pour la spire ! » s’en amuse-t-il gentiment parfois, car il peut avoir de l’humour, même s’il ne le partage malheureusement avec personne. En effet, Jean-Jacques n’a pas d’ami. Un chat, cela ne compte pas, affirme-t-on…
Une fois par an, tous les ressorts fabriqués par Jean-Jacques, et mis en service, il y en a plus de trois cents en tout, reviennent à l’usine pour y être révisés. C’est obligatoire, car, au fil du temps, tout ressort, même le plus parfait, se détend toujours un peu. Cette révision annuelle des ressorts du modèle-type TZ.2302.D est également le travail de Jean-Jacques. Personne d’autre, mis à part lui, ne doit toucher à un ressort du modèle-type TZ.2302.D. C’est le règlement…
Ce soir-là, lorsque l’homme habillé de gris sonna à la porte de son petit appartement qui donne sur la place du marché, Jean-Jacques jouait, pour la cinquième fois, ou peut-être la sixième, les dernières mesures de son concerto préféré… et le gros matou roux, qui dormait paisiblement dans son panier, a sursauté…
Jean-jacques est assurément un gentil garçon. Un gentil garçon qui fait toujours ce qu’on lui demande, sans rechigner, mais surtout un gentil garçon qui ne veut de mal à personne. Le ressort modèle-type TZ.2302.D était un ressort de percuteur ! Voilà ce que venait lui apprendre, ce soir-là, son mystérieux visiteur. De gros ressorts de percuteurs, voilà donc ce qu’étaient en réalité, ces fichus ressorts que Jean-Jacques usinait, ajustait, tarait, testait, et bichonnait avec tant d’attention et depuis toutes ces années ! Oui, mais surtout, oh, oui, surtout, il s’agissait plus précisément de ressorts de percuteurs de missiles thermonucléaires… de terrifiantes bombes atomiques…
Notre Jean-Jacques, notre si gentil garçon qui ne voulait de mal à personne, qui adorait Mozart plus que tout, et surtout sa sonate numéro 3, qui caressait tous les soirs son gros chat roux ronronnant sur ses genoux, n’en revenait pas… Vous êtes absolument certain, John… Il s’agit de bombes atomiques… ?

En cette soirée de quatorze Juillet, la place du marché est noire de monde.
Au centre, sur une estrade, la fanfare aux cuivres rutilants joue l’une après l’autre les rengaines populaires de son répertoire…

« … Et on fait tourner les serviettes
Comm’ des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C’est bête, c’est bête
Mais, c’est bon pour la tête… ! »

D’une des fenêtres grande ouverte de son appartement, Jean-Jacques et Sergueï, son nouvel ami, s’amusent d’autant d’insouciance. Dans son pays, la grande et belle Russie, Sergueï exerce le même métier que Jean-Jacques. Seul le type du ressort change un peu. Mais, ces ressorts, que seul, là-bas aussi, Sergueï fabrique et étalonne avec une extrême précision, prennent, eux aussi, leur place dans tous les mécanismes de mise à feu des bombes nucléaires de son pays. Tout comme John, son mystérieux visiteur venu des États-Unis, ou bien encore Xi Li, la petite chinoise, Rachid, du Pakistan, Asha, d’Inde, Déborah, du Royaume-Uni, David, d’Israël, et enfin Sun-Hi, de la Corée du Nord… Les nouveaux amis de Jean-Jacques…
Jean-Jacques referme la fenêtre. Ce soir, il ne jouera pas, comme d’habitude, la sonate numéro 3 de Mozart. Non, ce soir, il allait plutôt sortir et faire la fête avec son ami Sergueï… ce soir…

« Chtoby spasti mir, moy drug Jean-Jacques… odna sotaya Newton… v kontse kontsov, eto nemnogo, kogda vy dumayete ob etom, ne tak li ?…?!
Pour sauver le monde, mon ami Jean-Jacques… un centième de Newton… finalement, ce n’est pas grand-chose, quand on y pense, non… ?!

Jean-Jacques sourit, imaginant que Sergueï ne le savait peut-être pas, mais les sept minutes et quelques secondes que dure la sonate numéro trois de Mozart, auraient été à peu près le temps nécessaire, si bref pourtant, pour anéantir notre planète avec toutes ces horribles bombes…

— Davay, Sergey… seychas poveselimsya…!
… Viens, Sergueï… allons nous amuser, maintenant… !

Texte et photographie Ernest Salgrenn. Avril 2022. Tous droits réservés.

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